"Avevo vent'anni, non permetterò a nessuno di dire che questa è la più bella età della vita." Scritto nel 1931, ma dimenticato per molto tempo dalla cultura ufficiale, questo diario di viaggio di Paul Nizan esprime la necessità di opporsi alla miseria del mondo rifuggendo dalla chiusura autoreferenziale del sapere. Ogni pagina sprigiona l’esperienza viva di un intellettuale che, trovandosi a contatto con una terra aliena, trova le ragioni di una critica permanente alla subdola civiltà occidentale. Rivolto ai ventenni, “Aden Arabia” è un invito a non restare calmi, a vivere il tempo con una proficua inquietudine.
N° 93, septembre 1930
N° 94, octobre 1930
N° 95, novembre 1930
Aden
ARABIE
I
avais
vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de
la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la
perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur
d’apprendre sa partie dans le monde.
À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et non de celle qui est le commencement d’un commencement. Devant des transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins s’efforçait de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les corps invisibles, l’unité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture sans défense.
Alors très peu d’hommes se sentaient assez clairvoyants pour débrouiller les forces déjà à l’œuvre derrière les grands débris pourrissants.
On ne savait rien de ce qu’il eût fallu savoir : la culture était trop compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et presque tous ses professionnels étaient incapables d’épeler les textes qu’ils commentaient. L’erreur est toujours moins simple que le vrai.
On avait besoin d’A. B. C. composés de ce qu’il y avait réellement d’important. Mais au lieu d’apprendre à lire, ceux qu’un tourment sincère empêchait quelquefois de dormir, imaginaient des conclusions qui reposaient toutes sur l’étude des décadences comparées : conclusions par l’invasion des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent !
Mais ces malins avaient la vue trop basse pour regarder par-dessus leurs lunettes plus loin que les naufrages. Et les jeunes gens avaient confiance en eux.
Condamnations sans appels, sentences impératives : « vous allez mourir ». Les gens de mon âge, empêchés de reprendre haleine, oppressés comme des victimes à qui on maintient la tête sous l’eau, se demandaient s’il restait de l’air quelque part : il fallait pourtant les envoyer rejoindre entre deux eaux leurs familles de noyés.
Comme l’on me classait parmi les intellectuels, je n’avais jamais rencontré d’autres êtres que des techniciens sans ressources : des ingénieurs, des avocats, des chartistes, des professeurs. Je ne peux même plus me souvenir de cette pauvreté.
Des hasards scolaires, des conseils prudents m’avaient porté vers l’École Normale et cet exercice officiel qu’on appelle encore philosophie : l’une et l’autre m’inspirèrent bientôt tout le dégoût dont j’étais déjà capable.
Pendant des années, j’ai entendu rue d’Ulm et dans les salles de la Sorbonne des hommes importants qui parlaient au nom de l’Esprit.
C’étaient de ces philosophes qui enseignent la sagesse dans des revues, écrivent des ouvrages de références et de bonnes raisons. Ils entrent dans les corps savants, ils convoquent des congrès pour décider des progrès que l’Esprit a faits dans une année et de ceux qui lui restent à faire. Ils ont des rubans à leurs revers comme de vieux gendarmes retraités. Ils inaugurent des plaques de marbre, sur des maisons natales, sur des maisons mortuaires, à des carrefours hollandais. Ces commémorations leur font voir du pays. Ils vivent presque tous dans les quartiers de l’Ouest de Paris : à Passy, à Auteuil, à Boulogne, quartiers tranquilles, pas de bruits, peu d’hommes, les filles n’y sont pas réglées avec un an de retard. Ce sont les Sages du XVIe arrondissement.
Cependant, ils présentent des idées bien dressées, des théories aux dents limées sur la psychologie, sur la morale, le progrès : ces abstractions montraient déjà la corde au temps de Jules Simon ou de Victor Cousin : elles font encore bon usage. Ils sont bonhommes, ils disent que la vérité s’attrape au vol comme un oiseau naïf. Ils lancent des messages sur la paix et la guerre, sur l’avenir de la démocratie, sur la justice et la création de Dieu, sur la relativité, la sérénité et la vie spirituelle. Ils composent des vocabulaires, parce qu’ils ont découvert tous ensemble une proposition importante : les problèmes n’existeront plus quand les termes en seront convenablement définis. Alors, ils tomberont en poussière : ni vu ni connu, les poser sera les résoudre. Les philosophes seront simplement les chiens de garde du vocabulaire et les historiens de ce Moyen âge où les mots avaient plusieurs sens. En attendant, ils apprennent à mettre de côté les pensées dangereuses pour le jour où leurs poisons seront évaporés : la raison a le temps, elle les retrouvera à son heure qui ne coïncide pas avec l’heure des hommes.
Ils font ainsi de la philosophie, qui demande en somme assez de propreté et de soins pour qu’il soit honorable d’y consacrer des vies soustraites à la comptabilité et à la société de Jésus.
Et quel langage ! Ils montrent tant de bons tours, de proverbes, de figures que je ne sais même plus si, à force de silences avertis par les métaphores du sommeil, d’entretiens avec les passants attardés sur les places, dans les casernes, les débits, les usines, je retrouverai le sens des paroles droites et des simples inventions des hommes.
Parmi eux un grand penseur : Léon Brunschwicg. Cachant mieux son jeu, avec plus d’as dans ses manchettes. Une précision d’horloger des pensées, une adresse relevant de l’art de l’illusionniste faisaient d’abord croire à un philosophe : mais on ne trouvait à la fin qu’un Robert Houdin qu’on pouvait mesurer, de qui on pouvait compter les mensonges. Ce petit revendeur de sophismes avait un physique de vieux maître d’hôtel autorisé sur le tard à porter ventre et barbe. La ruse sortait du coin de ses yeux, guidait dans l’espace gris les courts mouvements de ses mains doucereuses de marchand juif lançant avec des clins d’yeux des bons mots comme les décrets de la raison, suggérant à chaque discours : laissez-moi faire, tout va s’arranger, je répare tout dans les âmes et dans les sciences. Puis saluant au parterre. Quel appétit caché de places, de repos et d’honneurs! quelle terreur sincère de la vérité qui menace, de celle qui aurait pu par exemple attenter à l’argent de cet homme riche! Les disciples rangés autour de lui se tenaient prêts à relever au-dessus de son cadavre le drapeau mercenaire de l’idéalisme critique.
Cependant des hommes travaillaient à la chaîne. Cependant des policiers marchaient dans les rues, des hommes mouraient en Chine.
Ainsi faisait-on ce qu’on pouvait pour nous cacher l’existence charnelle de nos frères afin que nous fussions vraiment armés pour les tâches de curés auxquelles nous étions destinés. La bourgeoisie gave ses intellectuels dans des mues pour qu’ils ne soient pas tentés d’aimer le monde. Ainsi vivions-nous à la pauvre vitesse du sommeil : chacun sait que ce sont les grandes vitesses qui coûtent cher. Nous tournions comme l’on nous avait appris à tourner, occupés à de petits jeux de construction enseignés par tous ces fonctionnaires. Il y avait un peu partout des gens dans les campagnes et les banlieues : mais nous, nous regardions pour faire comme eux nos maîtres et nos pères tristement accroupis dans les coins, se relevant parfois pour faire rire leurs patrons, leur livrer une commande d’illusions, d’arguments ou de justifications. Bouffons, complices : métiers de l’esprit. De temps en temps, ils priaient qu’on fût patient, le monde allait prochainement être sauvé.
II
FIGUREZ-VOUS : nous voilà lâchés à vingt ans dans un monde inflexible, munis de quelques arts d’agrément : le grec, la logique, un vocabulaire étendu qui ne nous donne même pas l’illusion d’y voir clair. Nous sommes perdus dans leur galerie des machines où tous les coins mal éclairés dissimulent des rencontres sanglantes, guerres aux colonies, terreur blanche aux Balkans, assassinats américains applaudis par toutes les mains françaises : la terrible hypocrisie des hommes au pouvoir n’arrive pas à voiler la présence des malheurs que nous ne comprenons pas : nous savons seulement qu’ils sont là, qu’il arrive des malheurs quelque part. Ne nous dites pas que c’est pour notre bien. Ne vous contentez pas d’accuser le destin de faire éternellement le geste de Pilate.
Chacun trouve au fond de ses réveils tous les désordres du temps je ne sais combien de fois réduits à la médiocre échelle d’une inquiétude privée. Il y a en nous des divisions, des aliénations, des guerres et des palabres. On peut nous dire que c’est l’époque de la conscience malheureuse : cela ne nous empêche pas de craindre pour notre peau, de souffrir des mutilations qui nous attendent : après tout, nous savons comment vivent nos pères. Maladroitement, malheureux comme les chats qui ont la fièvre, les chèvres qui souffrent du mal de mer. Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre vie ? Voici ce que nous savons : les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre.
Nous ne sommes pas satisfaits d’avance des métiers auxquels on nous dresse avec promesse de maigres salaires. Nous avons peur de ce qui va nous arriver : la belle jeunesse ! Comment demander des secours à des hommes ? Où sont-ils cachés ? Tout nous écarte d’eux : le devoir, la famille, la patrie, le respect, l’argent. C’est trop, d’ennemis pour notre force. Je sais aujourd’hui que ce sont des fantômes, des reflets dix mille fois tordus que nous prenions au sérieux à cause de nos bonnes intentions : mais j’y ai mis le temps.
Voici : nous allons entrer dans une prison dont nous n’arrivons pas à imaginer dans tous ses détails le régime. Quel jeune homme pensant à une prison devine ce qui se passe dans chaque cellule : ce n’est pas à vingt ans qu’on sait mettre la main sur les choses particulières, sur les événements. Mais nous en pressentons assez pour étouffer. Nous ne sommes pas malades d’illusions : des diminutions et des contraintes réelles menacent et nous ne savons pas les dénombrer. En vain vouliez-vous nous faire croire aux conflits candides de la liberté et du déterminisme, de la prédestination et de la grâce, de la maturité et de la puberté : s’il ne s’agit que de ces mots, nous ne sommes pas plus bêtes que vous : nous saurions faire des thèses ou prêcher dans les chaires. Mais il y a des réalités déchirantes derrière vos sentences.
Mais nous sommes faibles, l’impuissance est en nous, nous sommes dressés à l’esclavage docile depuis notre enfance confortable : nul moyen de dépister en nous les sources de l’espoir, nous ne sommes pas sourciers. Nul moyen de comprendre que nous souffrons du désœuvrement de nos besoins humains. Nos maîtres paraissent inébranlables, les machines qui laminent toutes les existences trop bien jointes pour être brisées. Mais si nous ne faisons rien, le chômage va durer toute la vie. Que nous arrive-t-il ? que ne nous arrive-t-il pas ? Il est dur d’être une boussole affolée par un orage ou une aurore boréale, tournant vers les points cardinaux, dans une ombre traversée de sonneries, de feux, de cris, où la folie montre parfois un visage avenant. La folie fait la belle.
Notre enfance y est bien pour quelque chose : les édredons de plume de la vie provinciale, nos premières communions, les glycines de l’été quatorze ne nous ont pas préparés à l’apparition de la guerre. La mort de nos cousins et de nos frères, la licence donnée par l’absence de nos pères, les objets meurtriers de nos aînés ont fourni au désordre de mystérieux aliments : c’était celui de l’enfance miraculeusement soustrait aux complots pacifiques de l’ordre : la guerre nous a permis de vivre. Pas d’autre contrainte que l’obligation de se découvrir devant les morts et les drapeaux. Dans les nuits de raids, enflammées par les bombes, les sirènes, les hurlements des chiens dans les caves, les incendies, les enfants s’amusaient : tranquillité des parents.
Comptant sur les misères du temps pour former des cœurs héroïques et l’amour de la vertu, les professeurs et les mères ont pris peu de soins pour nous habituer aux valeurs morales qui coulèrent à pleins bords entre quatorze et dix-huit. Ils ont pensé qu’elles iraient de soi dans l’air civique et guerrier qu’on respirait dans les préfectures les plus lointaines du midi. Grâce à une erreur si grossière, à l’âge viril, nous ignorons bien des drames : mais on se met trop tard à nous enfoncer dans la tête les Lois comme des réclames sur la vérole : comment y croire, nous n’y voyons que des chaînes effrayantes pour un homme, des chaînes qui nous entaillent la vie. Être un homme nous paraît la seule entreprise légitime : nous sommes désespérés en découvrant que tant de beaux devoirs auxquels il fallait nous faire croire dix ans plus tôt ne laissent rien debout dans l’amour de la vie. Aimer la vie que ces devoirs nous font ? Assemblez des familles provinciales, des prospectus, des examens, des jeunes filles bien élevées, des putains accoudées sur de faux marbres, des avenues noires, des leçons à trente francs l’heure et la table kantienne des jugements, vous êtes des hommes, voilà de quoi combler votre jeunesse.
Ces journées des dupes se déroulent dans la fausse lumière de foire nationale du lendemain de la guerre : elles ont commencé avec le matin de l’armistice, la seule fête des rues que j’aie vue. Une grande expiration tenue des années au fond des poumons, des désirs de sexe et de boisson, le droit naturel d’allumer toutes les lampes qu’on voulait, d’insulter les anciens ennemis, le jour enfin où j’embrassai boulevard Montmartre devant la boucherie en gros du Matin la première bouche de ma vie. Les combattants vidés de toute leur guerre entretiennent cette flamme aussi fidèlement que le gaz imbécile sous l’Arc-de-Triomphe : éclatants de l’orgueil insolent d’avoir été forcés aux sacrifices, ils exploitent devant nous les morts nationaux. Dans ces cadavres glorieux tout est bon pour une sinistre charcuterie qui débite publiquement tous les morceaux des morts. Ils vivent selon l’ordre militaire qu’ils rêvent de maintenir dans une nation déréglée, entourée des ennemis qu’ils lui inventent tous les jours : tous les cœurs sont imprégnés par eux d’une sale odeur de combat, de bivouac et de permission de détente. Derrière ce déballage d’idéal patriotique qui séduit quelques adolescents de bonne famille s’organisent l’industrie française et la petite guerre civile contre les ouvriers qui ne mangent pas les morts. Nous y pensons encore faiblement, mais ces gens-là sont pour nous les défenseurs bruyants de la loi, les prophètes de nos devoirs. Rien ne nous concerne dans ces fables : nous cherchons quelque chose de réel à nous mettre sous la dent : ils nous arracheraient le pain de la bouche. La faim et la faiblesse corrompent nos paroles et nos premières actions : les livres qu’on nous donne ont l’air écrits dans des allées de cimetière. Les partis nous font des propositions en plein jour. Les messages que nous lançons nous retombent sur le nez. Faisons quelque chose. Mais quoi ?
Ce que font les esclaves désœuvrés. On se divertit, on boit en bandes : nuits consolatrices. On entre dans des cinémas : il y a au moins la chaleur animale, les femmes dont on touche les genoux et qu’on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d’éclairs blancs, les hommes vont s’oublier : ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans les cubes où se déroule ce que M. Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes.
Nous connaissons encore des femmes. Je vais en retrouver une qui tient un des tristes petits bars de la rue Saint-Jacques : son mari séché par les vents de l’Argentine circule entre Paris et Londres absorbé par des trafics que les codes commerciaux ne définissent pas : à ses retours il enfonce des flèches tricolores dans une cible de paille. Cette jeune femme purifiée des alluvions de sa ville natale n’est qu’un corps ennuyé sur les frontières d’un désert, mais ses genoux écartés, les ciseaux noirs et blancs de ses cuisses suffisent provisoirement à l’amour de la liberté, dans ces années où une bouche humide peut seule nous sortir de nos habitudes. Je me perds dans un pays sans contours fermé par les grands pans verticaux de la nuit.
Tout cela dure des mois et des mois : on veut nous faire croire que c’est la croissance, mais nous savons qu’il n’y a pas de raisons pour que cette vie finisse, puisque tous les hommes vivent comme nous, tournant comme des chauves-souris. Comme nous ignorons nos compagnons de révolte dans le fond des campagnes et les hôtels meublés de Billancourt, nous ne pensons qu’à fuir. Eux restent là, plus durement esclaves, parce que leur servitude est aussi celle du corps, la fatigue des reins, le manque de viande et d’air. Ils savent, ils annoncent leur guerre. Mais nous du fond de notre bourgeoisie comment deviner que les fondements de notre peur et de notre esclavage sont dans les usines, les banques, les casernes, les commissariats de police, tout ce qui est pays étranger.
Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens.
III
IL y avait des quantités d’échappatoires : que de portes pour n’aller nulle part !
Les uns allaient demander à Dieu et à ses prêtres de les recevoir et de leur expliquer ce qui n’allait pas. Ils s’occupaient à apprendre Notre Père aux enfants dans les patronages. Ils étaient vite au chaud, prenant l’humiliation pour la prière, la ruine de l’homme pour sa sainteté. Cela permettait aux plus intelligents de se livrer à une certaine sorte de poésie : Dieu continuait son vieux métier en se laissant accommoder à toutes les recettes. Naissance de bons dieux, apparitions de saints gagnés à des poètes qui auraient bien voulu qu’on les prît pour des Jongleurs de Notre-Dame. Immense pureté, refuges, indulgences. Des poètes ouvraient des bureaux de conversion. Rimbaud était tiré malgré ses derniers défenseurs du côté de la sacristie de Saint-Sulpice ; les curés pour être salués par la jeunesse expliquaient que la prière et la poésie sont les faces d’un acte unique. Ce Janus bifrons laissait place à toutes les déclarations sur la pureté et l’impureté de la poésie, sur l’inspiration, la conversion et l’inversion.
D’autres flambés jusqu’à la peau par les lumières de Paris s’habituaient à mourir dans les trous, assiégés par les images femelles qui s’étaient terrées un peu partout au sortir de la guerre : gens de loisir, ils vivaient dans un état horrible de fausse naïveté encore nommée poésie, simplement enfoncés dans le mal dont ils n’essayaient pas de regarder les raisons. Alors renaissait le phénix pelé romantisme : on allait porter l’objet littéraire à la température d’un dieu docile à la fréquente communion. Ce mal du siècle confortable comme le spiritisme, dernier asile où crevaient en paix dans l’odeur de renfermé des châteaux abandonnés par les grands-pères. Ce sérieux d’enfants malades arrive-t-il à faire crouler les murs percés de meurtrières par où des quantités d’yeux les regardent, ces murs le long desquels ils n’arrivent pas à grimper ? Après tout voilà d’autres bouffons des bourgeois, tourmentés par le retour d’âge et les avertissements que chaque jour leur apporte de leur déclin. Toute cette réalité poétique aide les industriels français, les académiciens, les policiers, les séminaristes, les socialistes français à empêcher de mourir leur classe bien aimée. Espérons pour le dernier honneur de l’homme que les poètes ne se doutaient de rien.
Il y avait d’autres portes qui menaient vers les grands hommes : on se baignait dans leurs vies, on trempait dans leur gloire comme dans le cinéma, comme dans un carême à Notre-Dame. Ils étaient à la mode ; on se mettait dans leur peau en s’endormant, on se mettait à genoux dans leurs chapelles expiatoires si calmes, où l’on ne pense pas aux cours de la Bourse, aux grèves, aux assassinats, aux armées, aux mariages convenables, aux devoirs conjugaux. Saint Thomas ramassait des disciples au sang pauvre dans les familles bien élevées autour de Sainte-Croix de Neuilly et de l’Institut Catholique. De même Kant, Pascal, Descartes, Louis XIV.
Il y avait l’ironie, si convenable, comme un notaire. Elle était au moins conforme au passé de la France, elle était patriotique : la pudeur, vertu de ces petits Français. Elle n’effraye personne, elle n’est pas si négative qu’elle en a l’air, elle n’interdit pas de faire des carrières applaudies jusque dans le quartier Malesherbes. On peut arriver, sous cette étiquette de sceptique si honorable depuis Montaigne et Huet.
Reste la fuite réelle : cela arrivait ; les faits divers annonçaient quelquefois des suicides. Alors des jeunes gens d’une correction américaine organisaient des enquêtes : le suicide est-il une solution ?
Quelques-uns ayant frappé à toutes ces portes voyaient fondre les raisons glacées qu’ils avaient malgré tout de rester à l’attache. Faisant appel à des souvenirs de lectures et aux jeux collectifs de l’enfance, ils pensaient tout d’un coup qu’on voyage. Dans ces années molles où le dégoût, où l’impatience d’être des hommes montaient dans tous les corps comme des accès de fièvre, une force centrifuge irrésistible attirait les hommes les moins pesants de l’Europe loin de ce nombril de la terre qu’était peut-être Paris. Ils volaient du côté où les dernières chances paraissaient accrochées à la rose des vents : le prétexte des aventures garantissait la confiance qu’ils ne pouvaient s’empêcher malgré tout de conserver à la vie. L’aventure était l’attention merveilleuse qu’ils portaient à leur avenir. Il y avait une grande part de naïveté dans ces entreprises qui avaient rarement une signification commerciale ; mais cette naïveté a des excuses : des écrivains, des philosophes promettaient merveille des voyages. C’était un mot où pendaient bien des ornements littéraires et moraux. Les souillures de la morale gâtaient tout.
Pas de voyages en Europe : nous en étions venus à regarder cette mince bande de territoires, ce surjeon de l’Asie comme un bloc, comme la masse de notre pays natal. On parlait d’elle comme d’un être unique, voué aux malheurs d’un unique destin : il y avait notre patrie, l’Europe, et nous. C’était d’elle qu’il était important de se débarrasser. Ailleurs reposaient les autres continent, chargés des forces, des vertus, des sagesses absentes de notre province. Tout valait mieux qu’elle et qu’elle tout entière. Et en effet l’ombre des cartels allemands, des milices fascistes, des textiles anglais, des bourreaux roumains, des socialistes polonais était aussi noire et froide que celle du comité des Forges et des usines de Saint-Gobain : mais nous n’en savions rien. Nous pensions vie intérieure quand il fallait penser dividendes, impérialisme, plus-value. Saisissez que nous étions en proie au vague des passions, que nous étions emportés dans un tourbillon d’apparences sentimentales. Notre éducation avait été assez mal faite, assez artificiellement conçue pour que nous pensions sans rire à la Justice, au Bien, au Mal : nous vivions dans le ciel, après tout. Mais toutes nos forces nous tiraient du côté de la terre.
Franchissons donc les frontières de cette presqu’île limitée par des mers et les poteaux frontières de la Russie. Condamnons cette taupinière avec ses tas de scories. Les professeurs eux-mêmes, complices patients des poètes, parlaient de son déclin, les philosophes décrivaient la décadence de l’Occident. Comment savoir que la décadence véritable du monde était manifestée partout, dans les fabriques américaines, dans les guerres coloniales, les comptoirs africains ? Comment savoir que tout pouvait recommencer un jour, que tout recommençait dans les assemblées soviétiques, dans les mouvements ouvriers ?
Notre conclusion était vide, parce que l’on nous avait accoutumés à penser à l’Orient comme au contraire de l’Occident : alors au moment que la chute et la pourriture de l’Europe étaient des faits absolument simples et clairs et distincts, la renaissance et la floraison de l’Orient n’appartenaient pas moins à l’ordre des évidences. Il renfermait le salut et la nouvelle vie des européens, il avait des remèdes et de l’amour de reste. On usait un peu partout avec imprudence des analogies antiques et de l’histoire officielle des religions ; on ornait l’Asie de toutes les vertus humaines que l’Occident achevait de perdre depuis tantôt trois cents ans et ne réclamait plus que dans la colonne d’agonie des quotidiens anglais. L’esprit de la civilisation planait sur l’Inde, la Chine nous semblait plus merveilleuse qu’à Marco Polo. Qui donc nous aurait révélé de bonnes raisons brutales, de bonnes raisons humaines, de nous intéresser à l’Asie : les grèves à Bombay, les révolutions et les massacres en Chine, les emprisonnements au Tonkin. Et non Bouddha.
Il y avait aussi l’Amérique. L’Europe avec son maigre compte de terres, sa pauvreté d’hommes et de pétrole, sa misère d’événements paraissait une vieille femme agonisante entre deux héros : l’Asie héros de la sagesse, l’Amérique, héros de la puissance.
L’Afrique, l’Océanie étaient encore des réservoirs débordants de poésie que n’utilisaient guère que des marchands de curiosités et des poètes à l’inspiration appauvrie.
Tout cela marquait simplement la paresse et l’impuissance des gens d’Europe à faire quelque chose pour eux-mêmes ; et les autres continents fournissaient quelques-uns des mondes imaginaires que tous les hommes inventaient dans la nuit pour oublier les vérités de leur purgatoire et décorer d’illusions, leur indigence et leur écrasement.
IV
QUE contenait encore le nom du voyage ? Qu’y avait-il dans cette boîte de Pandore ?
La liberté, le désintéressement, l’aventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et n’était possédé qu’en rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques. Il contenait la paix, la joie, l’approbation du monde, le contentement de soi-même.
On faisait un sort à des exemples devenus vénérables, Stevenson, Gauguin, Rimbaud, Rupert Brooke. Beaucoup d’écrivains étaient employés dans la diplomatie, et le nombre et la vitesse des trains internationaux, le développement des lignes de navigation mettaient le déplacement à la portée de tous.
Les Parisiens sédentaires comme des moules se sentaient émus par les affiches du P.-L.-M., par les sifflets des trains sous le pont de l’Europe comme les courtisans de Louis XVI par un bêlement de mouton et un tableau de Watteau : ils pensaient à des voyages comme les habitants du xviiiesiècle étaient malades du désir de la campagne, des archipels bienheureux et allaient à Ermenonville lire les écrits champêtres de Rousseau.
Nous possédons une tradition rarement interrompue de l’espace géographique, favorisée par les expéditions maritimes et que le développement républicain de l’instruction gratuite et obligatoire a contribué à rendre populaire. Tous les instituteurs encouragent à l’amour des pays étrangers. Cette tradition est aussi répandue que l’utilisation du suffrage universel. Elle remonte aussi loin qu’aux débuts de la Renaissance : c’était un temps où les gens commençaient à en avoir assez, où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages. Ils en croyaient Christine de Pisan racontant du fond du Moyen âge :
Je fus au pais de Brachyne
Ou les gens sont bons par nature
Et ne font pechie ne leidure
Christophe Colomb aperçoit sur l’Atlantique, avant même d’arriver dans sa fausse Amérique, les présages du monde des merveilles : il débarque aux îles : voici, en attendant les massacres, le vrai lieu de la vie humaine partout ailleurs corrompue. On décrit pendant des siècles des voyages imaginaires, comme Platon décrit les îles des Bienheureux, on se croit autorisé à placer le paradis terrestre quelque part dans le monde : c’est une contrée qui a longitude et latitude, la route en est perdue mais une exploration heureuse peut faire retrouver ses coordonnées. Béatitude et joie relèvent de la géographie. Cela continue au xviiie siècle : en attendant la Révolution, les utopies sont voyageuses. Nous en sommes toujours là : des garçons de quatorze ans étouffés par la vertu de la famille, dégoûtés des têtières au crochet sur les fauteuils, des ronds de sparterie sous les semelles, fracturent les tiroirs ordonnés de leurs parents. Des bourgeois mécanisés par l’existence ont leur digestion troublée par le nom des Îles sous le Vent et des Îles Paradis, par l’Astrolabe et la Zélée. On en trouve d’assez candides pour partir vers les îles d’Océanie, vers le centre africain. Les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers.
Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens d’Europe l’ont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, d’arachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec l’Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan. Ainsi sont réduits au silence ceux-là mêmes de qui nos pères attendaient des secrets. Tout va bien : la prière et l’absinthe entrent dans le jeu, le cours des valeurs coloniales monte dans les bourses civilisées. Ceux qui abordent en dépit de tous les mauvais signes à Tahiti et aux Marquises y trouvent des missionnaires, si bons pour les lépreux, de grandes filles molles syphilitiques, des trafiquants grecs aux dents cariées, des sous-officiers alcooliques qui rêvèrent pour leur retraite d’être policiers à Saïgon.
Reste à conjuguer au futur les dernières utopies, à les enfoncer dans le brillant avenir du temps, à inventer enfin pour la consolation des populations urbaines les uchronies de la vie intérieure.
Mais il faudra parler aux hommes des actions présentes qui sont ici et en ce temps, et les mettre en train.
Ainsi, il y avait dans ce temps cruel dont je parle des hommes qui voulaient vraiment fuir les niches où les fixaient des chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien. Ils le voulaient sans hypocrisie, sans docilité à des mots d’ordre littéraires : ils n’étaient pas tous des intellectuels adonnés aux délices de leurs raisonnements abstraits. Ni des amateurs oisifs qui aiment les paquebots des croisières ruineuses ni des commerçants anonymes. Ces fuites étaient naturelles comme des crimes, des mariages, des suicides qui sont en tel et tel nombre dans un pays. Les pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d’échapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les cœurs par des artifices enfantins qu’inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.
Comme tout le monde, ces voyageurs avaient vécu de ces années où on est mené par des puissances méthodiques, où on ne comprend goutte à ses passions, à ses mouvements, ses mots, au travail, à l’amour. Tout est commandement militaire, règlement sur la discipline. Comme tout le monde, victimes de diables qui ne laissent pas de marge aux plus simples vagabonds humains. Des voix qui les amollissaient au milieu de leurs tâches, comme le vent du mois de mars, leur ordonnaient d’aller à la rencontre des événements, de les mettre au défi de toujours échapper. Les événements ne venaient pas à domicile, les événements n’étaient pas un service public comme le gaz et l’eau. Il y a des routes, des ports, des gares, d’autres pays que leur chenil : il suffit un jour de ne pas descendre à sa station de métro. Ils savaient cela avec une précision plus ou moins éclairée, mais ils étaient tous de la même bande honteuse qui connaît son état de disette quand elle sort de son travail éternel. À quels jeux employer si tard dans la journée la vacance insolite des mains, la liberté de la promenade des prisonniers ? Où sont les femmes, ou les amis introuvables, ces choses aussi simples que l’eau et que le pain ?
Alors ils partaient vers des accidents obscurs, que personne ne prévoyait, plus merveilleux que des comètes, en l’an 1000, et qui feraient d’eux des hommes. Tout ce qu’ils voyaient bien était les manques de leur vie, leur agitation d’ombres en proie à d’horribles humiliations.
Il était temps pour eux, il allait être trop tard, d’ouvrir des yeux capables de voir le monde, de mettre la main sur un animal charnel, sur des objets à trois dimensions, de vivre soudain une telle journée qu’ils seraient assurés que la vie en général n’est pas le songe irrémédiable de leurs déserts. Ils se dirigeaient à tâtons, vers une découverte, une invention substantielle, comme celle de la sainte Croix, qu’ils ne désiraient même pas clairement, parce qu’ils s’étaient toujours endormis, éveillés dans une ombre si noire que leurs désirs n’étaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme Dieu.
J’attends parmi eux, nous sommes des émigrants. Je ne juge pas, toute la méthode pour bien penser est aux orties, je tremble d’inquiétude. La porte s’ouvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort.
V
JE me trouve un matin dans la lumière rougeâtre du mois d’octobre sur le pont d’un petit cargo neuf qui lève l’ancre, dans un dock de la Clyde, à Paisley. Le soleil au-dessus de la gelée blanche ressemble à l’étendard du Japon. Dans les champs les meules sont glacées, les tiges d’herbe sont probablement cassantes comme du verre filé.
La mer d’Irlande descendue, l’île de Lundy doublée, l’Europe tombe dans le sillage comme une bouée. Entre Swansea et le cap Saint Vincent, l’Amin coupe les eaux de l’Atlantique dans les coups de vent et les grains de la saison : derrière les vitres de la chambre des cartes on voit les paquets de mer éclater contre la roue du gouvernail, le corps de l’homme de quart, ils font sonner la cloche de timonerie. Au centre des froids humides de la mer, les mouettes soustraites au vent planent au-dessus du pont, pendues à des fils invisibles. La nuit les malles battent les parois de la cabine, la vaisselle accrochée au plafond de l’office perd une tasse, une assiette. Les couchettes craquent.
Dans un mouvement monotone, les promontoires de l’Espagne et du Maroc, les hauts lieux, la ruche guerrière de Gibraltar, Ceuta, Cadix, Algésiras, le mont Ida apparaissent comme des avertissements : on les suit des yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une ligne de fumée plate sur l’horizon : on les commente longtemps à la table vernie du carré. Trois, quatre navires par jour paraissent peupler ce désert.
Port-Saïd passé avec ses femmes à vendre, ses garçons à acheter, ses juifs syriens, ses eaux jaunes, les paquebots couleur d’abeille de la Peninsular et de la British India, grouillants de coolies, de charbon, le bateau perd de vue le dôme de verre de la Compagnie du Canal, traîne jusqu’à Suez entre les sables, voit le Sinaï, tombe en mer Rouge.
Le thermomètre monte chaque jour, les soleils tournent, les jours, les nuits finissent par se fondre au sein d’une lumière terne et éclatante qui aveugle tous les yeux, l’Amin longe parfois des falaises rouges et jaunes coupées de rares accidents, les repères blancs d’un tombeau de saint homme, d’une maison écroulée. On se croirait dans la planète Mars : ce sont les limites marines du désert.
Les poissons volants filent sous l’étrave comme des grenouilles. À l’approche de certaines côtes volent dans la mâture des oiseaux singuliers.
Les péninsules s’étalent sur l’eau comme des mains et on voit dans le lointain les hautes épines dorsales de ces morts. La mer est bombée comme une tortue, ses volutes se défont et respirent avec un bruit de vapeur. La mer a des mouvements d’animaux en gelée, elle gonfle, étire, rétracte, souffle un protoplasme vitrifié. Elle ne ressemble pas à une femme capricieuse, mais à la plus primitive des bêtes.
Des palmiers bas sur pattes comme des bassets, des grues métalliques, des toits rouges apparaissent un matin. Cette apparition est l’escale de Port Soudan. Le long des quais des bandes de requins se retournent maladroitement sur le dos et quêtent de la nourriture comme des ours, éblouis le soir par le feu du projecteur ils dansent des ballets de guêpes : ils ressemblent à tous les autres animaux.
Les employés des douanes britanniques montent la garde entre les parois de longs couloirs bordés de caisses d’essence, à l’orée desquels on aperçoit des rideaux de paille blanche et rouge, un ciel noir habité par des nébuleuses torrides, des vautours et des lampes à arc.
On essaie de descendre à terre : les forçats avec leurs gros boulets empierrent les rues, arrosent des arbres de cinquante centimètres. Des Soudanais vendent des porte-cigarettes en ivoire, des colliers pour les femmes, des fouets de cuir. Quand on a bu les coudes sur des tables de tôle, on rentre pour ne plus voir les fonctionnaires jouer au bridge sous les vérandas de leurs maisons des femmes à côté d’eux. Alors il est impossible de soutenir le poids des airs aigres doux que joue à longueur de soirée l’opérateur du sans-fil : il tente d’attirer pour ses compagnons de chaîne des fantômes écossais capables de peupler le creux des mers tropicales. Je ne suis pas là pour des séances de spiritisme.
Accroupis à l’arrière, les lascars de l’équipage parlent à voix basse, à toute vitesse, tard dans la nuit.
Les ailes du ventilateur, ce hanneton, chassent comme des feuilles les cartes du mort étalées sur la table, des mains humides de sueur les ramassent parmi les brins de rafia, les taches d’huile, l’urine des moutons débarqués.
On repart au milieu de la grande rue marine de la mer Rouge, loin de cette lourde escale où l’on est déjà envahi par l’état tropical. L’état tropical, une fureur inépuisable et quelquefois un grand dérèglement sexuel.
Le matin du trente-quatrième jour une pyramide violette qui monte la garde se hisse sur le dos de l’Océan Indien. Elle augmente de minute en minute comme les plantes que les fakirs font pousser rien qu’en les regardant. Jeu de pavillons. Le pilote et le docteur arrivent, les machines marchent au ralenti. On découvre des maisons qui prennent peu à peu la taille des terriers où habitent les hommes, une ville à l’ombre de rochers éclatés. L’ancre tombe, une fumée de sable s’épanouit dans la mer.
Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier.
(À suivre).
VI
AU bout d’un mois de mer, de coups de vent, de haltes, de secrets chuchotés sous les vents je commence à comprendre des parties de ce voyage. Qu’est-ce qui lui arrive ? C’est une fusion de ses légendes, avec ce peu d’eau grise du printemps, ces légendes sur le bienfait du départ, sur les bénéfices du départ, sur les bénéfices d’inventaire, car il paraît que les voyages sont un inventaire. Duhamel me l’a dit quand j’allais prendre le train, je me demandais si je ne ferais pas mieux de donner mon billet à un pauvre. De ces légendes sur le salut, sur la liberté censée courir les mers, sur les gentilshommes de fortune. Encore dois-je laisser de côté le pavillon noir, je ne sais pas ce qu’il vaut après tout, je n’ai tué personne.
Je suis tranquille derrière mes stores de roseaux, mes colonnes carrées, sur un fauteuil taillé par un forçat. Pensons à mon départ. J’avais peur, mon départ était un enfant de la peur. Quand je regarde de cette latitude abritée les années où j’ai eu vingt ans et dix-- neuf ans comme on a la grippe et la typhoïde, avec le même plaisir, je vois une sale peur engendrant tout ce qu’un cœur peut sécréter de fausseté et d’erreurs. Je ne suis pas plus fin qu’un autre : j’ai fui. Le premier mouvement de la peur est de fuir. On peut insulter cette lâcheté, les insultes n’empêcheront pas les jeunes gens de prendre les lézards pour des sauriens sortis de la préhistoire. Le jour où les sirènes lâchent leurs aigrettes de vapeur et leurs cris d’accouchées sur les échos des docks, ils attendent en échange de ce qu’ils abandonnent une liberté inconcevable des forces nues, et restées nues depuis Adam.
Mais quels cadeaux fait l’océan quand les jours ont passé, quand on a coupé tant de fuseaux horaires qu’on s’embrouille dans ses calculs si l’on veut savoir ce que font vos amis à Paris, s’ils dorment ou s’ils mangent ?
On peut dire qu’on est hors d’atteinte, matériellement invulnérable. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : cela signifie quelque chose de tout à fait simple et important, que les armatures de l’ancien esprit sont perdues : il faudra lui en trouver d’autres et la découverte ne va pas de soi.
Les armatures de l’esprit sont des objets en bois, en métal, en protoplasme, en verre, en tissu, des cubes, des sphères, des vivants, des boîtes, des moteurs, des apparitions visibles, des formes qu’on touche, des airs bruyants. Soudain on cesse de tomber toutes les cinq minutes sur des chevaux, sur des journaux, des automobiles, des joues de femmes, des bâtiments corinthiens, des personnages décorés de la croix de guerre, des rayons de bibliothèque, des tickets de métro, de tomber sur sa vie.
On fut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut l’empêcher de s’échapper.
Quels limbes, quel oubli, quelle respiration, quelle atmosphère de tables tournantes, il y a des fantômes de tous les côtés, le grand être blanc d’Arthur Gordon Pym vous attire. Quand les savants iront dire que les sirènes sont des dugongs, je leur rirai au nez, puisque c’est vrai : il y en a à tous les coins des vagues, dans toutes les cachettes de l’écume, et aussi Nausicaa, voire les Lotophages, voire Circé et ses merveilleux charmes. Impossible d’entendre les voix des machines parlantes de la famille, de saluer les gens avec lesquels on avait un commerce de colère, de méfiance, d’hypocrisie. On dort : les idées, les pressentiments usés jusqu’à la trame, les ruses attachées aux objets des départements français s’enfoncent comme les derniers îlots du pays de Galles au fond d’une distance qu’on n’aurait pas le courage de franchir deux fois.
Personne enfin pour réprouver ces omissions et ces absences : essayez donc d’oublier vos souvenirs civiques et filiaux, vos devoirs fraternels, dans vos arrondissements et vos sous-préfectures.
Tous les aliments qui nourrissent l’homme d’une autre manière que les albumines et les hydrates de carbone, tous les détails de son régime sont renouvelés. Les alentours n’ont plus de squelettes. Des surfaces qui glissent, des pans qui se décalent, se rident, s’enroulent vers le zénith, une boule se dilatant par surprise à l’intérieur de laquelle se passe un échange de fumées, de fusions, de signaux, d’ondes électriques. Où accrocher les vieilles habitudes terribles ?
Plus de solides que ce navire moins solide qu’on ne croit, poisson facile à délivrer de ses repères. Sur les planches de la terre tout est lié à des objets résistants assez fidèles pour qu’on ne regrette pas d’avoir appris à l’école la géométrie dans l’espace et la mécanique des solides. Les jambes mêmes n’ont pas de soucis avec des histoires d’équilibre. Tout est soudain perdu.
Tout à coup le corps doit se mettre à l’étude de ses mouvements, il a un an, il faut qu’il invente sa position chaque fois que le vent tourne, en même temps qu’il perd sa peau au grand soleil des tropiques. Il pèle et il tombe : où l’esprit trouverait-il le temps de penser à mal.
On ne pense plus qu’à des événements simples mais essentiels quand les membres et les yeux rencontrent un nombre dérisoire d’objets à formes régulières : un pont tremblant de vibrations et de vagues, deux mâts, une antenne, un compas, une machine Diesel.
Quant au fameux secret caché dans les navires, celui qui les habite ne le trouvera pas. Un escalier de fer glissant d’huile avec des marches coupantes comme des os descend dans le gros ventre de la cale. Où mène-t-il vraiment ? se demande-t-on les premières nuits ; au-dessous du niveau de la mer qui n’existe d’ailleurs pas plus que le niveau d’une poitrine, d’une hanche ? vers les fosses ? pourrait-on continuer vers ces refuges d’extraordinaires poissons avec des abdomens soufflés et des yeux au bout d’antennes, vers les pavillons rouges et verts des algues ? Ce serait changer d’air dans des sortes de prairies pour hippocampes, araignées de mer, anémones. Mais on arrive dans une étable de fer bouillant, secoué par les coups des machines, le pouls de la vapeur. C’est le monde, avec ses fermetures à droite et à gauche, ses planchers, ses plafonds, il y a des piliers de métal rouge, des tuyaux, des membrures comme à l’intérieur d’un thorax, des ruisseaux avec des arcs-en-ciel de pétrole, des lampes qui se balancent comme des pendules. Espérez-vous monter jusqu’à Saturne en poussant à bout l’escalier de la tour Eiffel ! Haut et Bas. Ne pas renverser : le monde n’est qu’une caisse. Il faut penser sérieusement qu’on ne peut pas monter dans le ciel, descendre sous les eaux sans avion, sans scaphandre et ces violations mécaniques ne durent qu’un temps. Voilà en somme une signification de la vie humaine : les hommes ont à tenir compte des renseignements sur la densité, sur la direction de la pesanteur : cela ne les empêche pas de vivre, cette fatalité n’a réellement pas plus d’importance pour leur bonheur que le fait d’avoir quatre membres et une tête seulement : ils finissent même par en retirer du plaisir. L’expansion de l’homme et son enrichissement ne sont peut-être pas naturellement illimités.
Le fond d’un bateau, comme les parois du monde, limite toutes les fantaisies. Le corps vit au-dessus des cales dans une indolence et une impatience sans destination.
Tout cela dessine les figures diverses de la paresse et de l’oubli.
Mais l’oubli n’est pas l’autre nom de la liberté. Revenons, la liberté compte seule. Sur les quais européens de Glasgow où, — c’était le temps de la grève charbonnière, — les hommes ne mangeaient pas tous les jours à leur faim, il était question de miracles, d’événements, de ce qui serait une rupture et la promesse de véritables réincarnations. J’avais l’impression que la vie humaine se découvre par révélation : quelle mystique. Mais les gens de mon âge vivaient dans l’attente de n’importe quoi, des célèbres coups de foudre de l’aventure : bonnes histoires de nos gardiens.
Les événements ne se rencontrent pas aux tournants des routes, les virages ne sont pas des mines d’or, il n’y a pas une route vide comme dans la plaine champenoise, et monotone, sans villages, et puis soudain quand personne n’y pense, quand rien ne sert de présage, derrière un pan de rocher, ce que l’on attendait et qui n’a pas de nom. M. Barnstaple passa seul un samedi après midi sur une telle grande route.
Ceux qui font des découvertes, ceux dont on dit en repassant l’histoire de leur existence qu’ils n’étaient pas nés pour rien, trouvez-les parmi les hommes prudents, les sédentaires, qui savent rester éveillés patiemment, qui demeurent longtemps quelque part et chassent avec précaution : le vrai s’abat dans un affût, ce n’est pas une carte qu’on retourne un soir dans un jeu de hasard où tout coup peut être gagnant. Si vous voulez vivre il faudra retrouver la persévérance. Vous voulez vivre et vous filez comme des morceaux d’astres dans votre nuit. Il faudra une attention de vos jours et de vos nuits : pendant que vous dormez, tous les êtres peuvent mourir.
Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales. Je fus ce voyageur : circuler sur de petits vapeurs écaillés, sur des dhows indigènes de l’un à l’autre bord de ce profond canal des enfers, rebondir sur les remparts de l’Afrique et de l’Arabie, ces mouvements du désordre n’imitent pas longtemps les allures de la liberté. On sent une espèce de boule de métal qui tourne à l’intérieur de la vie : elle heurte les organes, plus on remue, plus elle les blesse.
Les fenêtres sont fermées devant les voyageurs parce qu’ils se croient obligés de conseiller le départ et le voyage partout où ils vont : tout le monde sait naturellement qu’ils sont les ennemis de ceux qui savent séjourner longtemps dans une même chambre, les êtres sont fermés comme des globes étanches. Ils continuent à avancer en attendant le bonheur de la bienveillance du hasard comme si ce mélange de causes embrouillées était un dieu qui distribue des récompenses : mais un homme entêté, chez qui l’attachement volontaire à un lieu et à un genre particulier d’action, une méthode constante ne détruisent pas les passions, peut être puissant sur ces causes et les démêler. Il faut donc, pour demeurer, pour dire ma demeure sans rougir, aimer la puissance véritable. Les vrais voyageurs et les vrais évadés sont impuissants.
Il n’y a que de maigres vérités dans les expressions proverbiales, mais quand on dit aux enfants que les alouettes ne tombent pas rôties dans la bouche, on leur communique une sentence efficace, cette pensée simple que les événements ne tombent pas du ciel.
Les voyageurs ne possèdent plus pour assurer leur vie que la surface du corps, la peau avec ses organes du chaud et du froid, la vue, l’odorat, l’ouïe. Ils ne quittent pas le désœuvrement pour rencontrer l’amour lui-même, les femmes leur sont interdites. Elles ne courent pas les routes : pas de vivants plus attachés et plus patients que les femmes qui poursuivent en bougeant à peine des actions très profondes dont elles ne savent presque rien, je connais une femme qui ne sait pas qu’elle a des ovaires et qui a des enfants. Ils couchent parfois avec celles qu’ils trouvent à portée de leurs mains, troublées par chance et ouvertes comme l’on dit que les juments en chaleur étaient fécondées par les vents, mais elles ne les suivent pas, elles sont trop absorbées dans leurs travaux éternels. Ils ne les possèdent pas ni ne sont possédés, ils n’ont qu’un usufruit des corps hostiles à ces impatients.
Quelle patience eût-il fallu pour gagner et connaître cette femme assise au soleil dans le jardin de Gezireh, le long du Nil.
Voyageurs, devenez de plus en plus vides et tremblants, malades de l’agitation de votre mal, vous aurez beau jeu de vous rassurer en répétant que vous êtes libres, que cela au moins ne vous sera pas enlevé. La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire : au commencement des voyages, elle ressemble à la liberté parce qu’elle est comparée à l’esclavage horrible de la vie qui précédait la mer. Mais voici ce qu’elle est : une licence de certains mouvements physiques, plus de contrainte à des gestes que d’autres ont voulus. Une aisance inconnue. Les routes de terre et de mer ont une faible densité d’habitants et ceux qui vivent sur elles ne sont pas gens à prescrire et à défendre tel ou tel mouvement. Les membres peuvent réellement se mettre à l’air, se donner de l’air : nul geste qui soit encombrant, ou inconvenant, ou obscène, pas de foule que le coude puisse heurter, aucun de ces gestes honteux que font les êtres de la foule, comme de presser sournoisement les hanches si larges d’une femme, de se regarder à la dérobée dans tous les miroirs des rues pour contrôler son personnage, comme de cracher vite et en se détournant dans un mouchoir. Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ?
La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donnera la joie.
Les voyageurs sont comme les autres tirés de toutes parts par les puissances qu’aucun objet ne satisfait, par l’amour sans amant, l’amitié sans ami, la course sans parcours, le moteur sans mouvement, la force qui n’a jamais d’actualité : il n’y a pas d’objet, de dessein, d’occasion. Libres comme les sages qui paralysent une par une les parties de l’humanité et qui appellent sagesse cette mutilation : il est grandement temps de n’être plus stoïques, vous n’aurez pas de ciel où rattraper le temps.
Fuir, toujours fuir pour ne plus penser que vous êtes mutilés ?
Je n’invente pas des contes littéraires : j’ai connu un soldat de coloniale envoyé aux sections spéciales du cap Saint-Jacques, qui disait à ses juges empesés de galons : « Je ne peux pas ne pas céder aux crises qui me prennent, à ces fugues qui sont les seules fautes que vous ayez à me reprocher. Il faut que je fuie. C’est la seule explication que je puisse donner de ce que vous appelez mon inconduite habituelle. »
Je suis donc en mer. Je pense ces choses sur la mer pour lui rendre justice, être juste contre elle. Il y a cette absence, ces disparitions, ces éclipses des humains attirés par l’accostage du navire comme des hannetons par une lampe, le soir à la campagne, puis disparus, fondant dans le tremblement de chaleur des quais de corail.
Il y a une grande existence identique et pesante, un monde posé contre nous, sans visage, écrasant les battements du cœur qu’on écoute. La mer et les déserts, l’élément mobile comme le feu et l’élément apparemment immobile, ces êtres sans voix, sans bouche, sans regards, défigurés par les brûlures ne conspirent même pas contre l’homme, elles ne sont pas de son parti, ils ne sont pas ses adversaires : à peine parvient-il à les penser à force de mesures par la géométrie et les calculs qui traitent d’étendues inflexibles : la science est simplement ce qui nous empêche de nous sentir perdus. Mais les images, les désirs, les idées tombent les unes après les autres comme des mouches tuées par les approches de l’hiver.
Liberté ?
Et les marins qui voyagent comme un menuisier scie des grumes ? Il y a encore les marins qui sont humains parfois.
Le capitaine Blair produit des actions réelles quand il faut, il monte sans y penser jusqu’à une espèce de sublime professionnel, sans se dire que le moment est venu d’être sublime. J’ai connu un poète qui avait été pilotin ; il sauvait son âme éternelle chaque fois qu’il lançait un seau d’eau sur les planches du pont, le matin à cinq heures. Blair commande. Il lutte contre les sautes de vent, l’arrivée des grains, les courants, se méfie des lignes de récifs. Il va régulièrement d’incident en incident sans aucune complaisance pour lui-même, sans aucune idée lyrique des océans. Il connaît qu’il arrive des moments où il ne faut pas se tourner les pouces, mais décider et ordonner parce que tout dépend de la vitesse et de la sûreté d’un petit nombre de mouvements. Il est beau à voir : on l’imagine criant au directeur et au propriétaire de sa compagnie, comme le patron de la Tempête « Silence, vous autres ! À vos cabanes ! » Quand son bateau est neuf comme l’Amin, Blair apprend à connaître un objet : savoir comment les pompes à mazout fonctionnent, comment cette carcasse obéit aux tours du gouvernail à vapeur, comment elle se comporte à la lame. Il écoute les bruits du navire comme un cœur, jusqu’à le connaître comme une femme, jusqu’à s’en dégoûter comme d’une vieille épouse.
Il est complet quand il fait un métier d’homme qui a des ennemis dans les cartes, les couleurs des fonds, les directions colorées des eaux. Alors il a autant de corps que l’équipage a d’unités. Il faut voir aussi un contremaître de chaudronnerie commandant son équipe devant la presse à emboutir les grosses pièces, ou encore un chirurgien qui opère. Sans aucune analyse qui les sépare de leur action. Blair est ainsi, vivant tout le temps que dure son acte : mais il n’en sait qu’un, c’est son malheur. Le reste du temps, il n’y a pas tous les jours des tempêtes, des ports difficiles, il s’emmerde, il regarde son cargo comme une cellule, il n’arrive pas à se consoler en traitant la mer de putain. Les sentiments de la mer le secoueraient de son rire écossais : c’est une matière instable difficile à traiter, dure à comprendre, c’est un mauvais cheval. Elle peut tuer d’une mort humide et pourrie celui qui l’oublie à la seconde où il faut se souvenir de ses façons. Blair ne descend même pas à terre pour contempler les paysages : il a fait vingt-cinq ou trente fois escale à Massaouah et il ne cherche pas à savoir que c’est la plus belle baie du monde avec son cirque de montagnes, ses eaux jaunes et plates qui traînent des rivières de sable jaune, des amas d’herbes comme l’Amazone, et les débris de cet arbre que j’appelle le Flamboyant. Il sait seulement que la navigation n’est pas commode : son action est dirigée là où elle possède tout son efficace.
Tous ces marins se morfondent à périr, Blair, qui pense à ses enfants morts, Beaton, Hiddleston l’ingénieur qui ne rêve que d’un embarquement sur un paquebot, comme un fonctionnaire veut monter d’une classe. Tous ces marins diffèrent moins qu’on ne pourrait le croire des voyageurs de commerce qui font une région française dans une six chevaux Renault.
Je vous dis que tous les hommes s’ennuient.
VII
MAIS
seule l’expérience pouvait apprendre à celui que je fus qu’un mouvement
dans l’immense matière anonyme ne remédie pas à des désordres qui n’ont
aucun rapport avec ses dimensions : l’étendue ajoute même les siens.
Les plus clairvoyants des voyageurs se rendent compte à leur première escale de la vérité des voyages. Partis pour Singapour, pour les îles Marquises, ils la découvrent avant d’avoir vu passer les Lacs Amers. L’entêtement ou des nécessités étrangères à leur volonté, à leurs vœux peuvent seuls les contraindre à un itinéraire où il ne leur reste plus à attendre que des malheurs.
Moins clairvoyant, oubliant le vertige même auquel j’avais voulu échapper, je vécus à Aden, « ville célèbre et ancienne ».
Samson, dans sa Géographie, en 1683, écrit de beaux contes : « Zibit, près l’extrémité de la Mer Rouge est belle, bien bâtie, riche et d’un grand négoce en drogues, épiceries et parfums. Elle a été capitale d’un royaume dont le Turc s’est emparé il y a près de six-vingt ans, comme il fit en même temps d’Aden, en faisant pendre le roy de celle-cy au mast de son navire et couper la tête à l’autre. Aden est la plus belle ville et la plus agréable de toute l’Arabie : elle est fermée de murailles du côté de la mer et de montagnes du côté de la terre. Dessus ces montagnes il y a plusieurs châteaux en très belle vue. Elle a bien six mille maisons. Elle est assise au dehors de la mer Rouge et au commencement de la grande mer. » Quelle impatience lorsque je lisais à Paris des histoires sur la ville où je devais vivre, trois ou quatre mois avant mon départ : de ma chambre j’entendais les enfants crier dans la rue d’UIm : « chat perché » disaient-ils. Les taxis changeaient de vitesses. Les coqs de la rue Rateau chantaient la pluie à deux heures de l’après-midi. Un loriot restait des heures se balançant comme un imbécile à la pointe d’un fusain, un merle sifflait la première mesure de la Marseillaise. J’étais enragé, j’attendais la nuit pour courir dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève.
Et voici ce lieu si beau qu’il fait mourir.
Aden est un grand volcan lunaire dont un pan a sauté avant que les hommes fussent là pour inventer des légendes sur l’explosion de cette poudrière. Ils ont fait la légende après : le réveil d’Aden dont les galeries conduisent à l’enfer annoncera la fin du monde.
Un tronc de pyramide recuit et violacé dans un monde bleu, couronné de forts turcs en ruines ; une pierre entourée de vagues concentriques, lâchée par l’oiseau Roc au bord de l’Océan Indien ; un terrain d’aventures pour Sindbad le Marin, lié à la grande péninsule arabique par un cordon ombilical de salines et de sables, sous un atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier.
C’est entouré de déserts d’eau couverte de méduses qui amènent des poissons, des couteaux, des casques, des bâtons : entre Ras Marshag et Kor Maksar s’étendent des bancs de coquilles et de squelettes de poissons insolites comme des nervures desséchées de feuilles. « Lors du changement de la mousson… dit Reclus, des milliers de poissons morts de toute espèce sont rejetés par la vague sur les côtes de Périm et d’Aden. »
Des déserts de pierre ouvrent le Yémen au pied d’un massif rouge flottant presque toujours entre des nuées de lessive. Ce massif cache les champs de l’Arabie heureuse, les jardins et les palais de Sana, les populations serrées de plus d’une ville légendaire.
Des chemins de ronde fortifiés dominent les passes taillées dans le rocher entre la ville indigène et la ville britannique, il y a des tunnels noirs où circule l’odeur d’ammoniaque des excréments, des villages de tombeaux, des villages de maisons, des citernes de métal pleines de pétrole, des casernes regardant la mer, des hangars d’avion, des clubs, des missions, poussière de la chrétienté en morceaux, une loge maçonnique, ce qu’il faut au bonheur.
Les chemins pierreux portent des chameaux qui traînent des tonnes d’eau, des voitures de vidange, des autos américaines conduites par des somalis à turban, des soldats anglais et hindous, des peuples mélangés. Aden fut toujours marché et place forte : emporium, vetissumum oppidum Aden, dit Claude Morisot en 1663.
Aden bourdonne comme un grand animal rugueux couvert de mouches et de taons, roulé dans la poussière. Les ruelles du Bazar serrent des foules entre les murs des échoppes, les pièces de soie sortent des métiers à mains comme de beaux serpents de couleur, les changeurs banyans assis, en redingotes luisantes, sur le pas de leurs portes font rouler d’une main à l’autre des piles de roupies, de souverains et de ces dollars Marie-Thérèse avec lesquels les Anglais achetèrent vers 1839 les environs de la presqu’île.
Accroupis à la porte de petits cafés enfumés, les hommes bienheureux fument des pipes à eau, raniment leurs charbons. Ils ont quelquefois le dos recouvert de ces ventouses faites d’une corne de chèvre, qui aspirent le mauvais sang des maladies. Le café tient une place extraordinaire. C’est un des lieux où l’on atteint la béatitude. On peut lire les récits des vieux voyageurs : les cafés au moins ne changent pas. Niebhur qui fut en Arabie vers le milieu du XVIIIe siècle les décrit :
« On n’y voit pas d’autres ornemens que des nattes de paille étendues
par terre ou sur des banquettes de maçonnerie. Sur le foyer de la
cheminée, il y a des pots à caffé de cuivre bien étamés en dedans et en
dehors avec bon nombre de tasses. On ne sert pas d’autres
rafraîchissemens dans ces cabarets orientaux qu’une pipe de tabac à la
turque ou à la persane et du caffé
sans lait ni sucre. Ainsi on n’y a aucune occasion de faire de la
dépense ni de s’enyvrer : les Arabes étant aussi sobres dans ces
tavernes qu’ils l’étoient anciennement lorsqu’ils ne buvaient que de
l’eau… Ils n’aiment pas la promenade et ils restent souvent des heures
entières à la même place qu’ils ont d’abord prise sans dire un mot à
leurs voisins. Ils s’assemblent par centaines dans ces caffés. J’avoue
que j’ai peu fréquenté ces maisons. Les marchands d’Europe qui
séjournent dans les villes d’Orient n’y vont pas du tout. Les autres
voyageurs ont encore moins envie de passer des soirées entières colés à
la même place surtout quand ils n’espèrent pas d’entendre quelque chose
qui les amuse. »
Les somalis y font en criant des parties sans fin de dominos : tous les nègres ressemblent aux gens de Marseille.
Les enfants de l’école musulmane crient leurs versets dans leurs classes ouvertes comme des boutiques, ils n’en sont pas troublés. Des mendiants circulent. Partout on conclut des marchés muets : il y a un code de signaux faits par les doigts qui se touchent sous un pan d’étoffe : les cris arrivent après la conclusion de l’affaire.
Sur cette vie s’épanouit l’odeur rance, beurrée, poivrée, parfumée d’encens, de bois aromatiques, cette odeur magnifique, inoubliable de l’Orient.
Les blancs et les banyans cachés dans leurs tanières hygiéniques travaillent sous les ailes des ventilateurs dans leurs bureaux où des indigènes silencieux marchent pieds nus entre les tables ; les machines à écrire inscrivent sans relâche un petit nombre de signes noirs. L’existence des gens de nos pays consiste à les combiner, les défaire, les recombiner. C’est un jeu de fous. Dehors sous les chutes de soleil, des troupeaux de moutons descendent vers les docks, têtes noires, têtes rouges, portant leurs grosses queues courtes pleines de graisse.
Dans le grand port ouvert entre Steamer Point, et Ma’ala, il y a un grand mouvement de navires : les paquebots de la P. and 0., des Messageries Maritimes s’ouvrent une voie dans un taillis de cargos dépeints, de pétroliers, de vedettes, de boutres aux châteaux coloriés comme des caravelles, d’un bleu, d’un vert si beau dont les reflets grouillent sur la mer comme des couleuvres. Sur ces paquebots montent pendant les heures d’escale les femmes et les hommes de la colonie : les femmes vont chez le coiffeur, les hommes vers le bar.
Le pétrole coule entre deux eaux dans de gros tuyaux articulés comme des serpents de mer, les seuls authentiques. Il va nourrir les réservoirs des navires.
Aden, il n’y a pas si longtemps, était une station de charbonnage ; les chaudières à mazout ont amené à leur suite des citernes noires de l’Anglo-Persian et de l’Asiatic Petroleum, des bureaux, des docks, des intrigues qui trouble et le cœur des petits souverains indigènes devenus marchands d’huile et acheteurs d’essence pour autos. Un peu partout se propage une petite guerre pour les concessions.
Dans les entrepôts de Ma’ala et de Somalipura les sacs de sucre et de riz, les balles de cuir de bœuf et de peaux de chèvres, les caisses d’essence timbrées d’un ours, d’une gazelle, montent jusqu’aux toits de tôle ondulée. Les manœuvres arabes travaillent et chantent les airs du travail dans l’étuve calcinée des magasins. Ils ne savent plus leurs gestes si le rythme est absent.
La sagesse des nations approuve tant de détours, de contrats, de pesées, d’esclavages profitables. Mais qu’en pense la Sagesse qui n’appartient pas aux nations ?
Quelle drôle d’idée d’avoir pris racine sur ce rocher. Partout ailleurs les humains s’accrochent aux points d’eau entourés d’arbres et de champs qu’on irrigue. Mais dans ce pays sans fontaines ils boivent la précipitation de rares pluies, et les eaux distillées de l’Océan Indien. Des navires ramènent des cargaisons d’eau puisées dans le canal d’eau douce à Suez. Les orages que les habitants titubants de sommeil contemplent de nuit comme une procession, emplissent parfois les cuves profondes des citernes de Cléopâtre plus mystérieuses que les catacombes de Rome.
Les hommes sont faits pour les ancrages : c’est en tous lieux leur sagesse, c’est ici une folie noire et volontaire. Ils savent bien partir sur les plus longues routes de leur globe aplati comme les melons d’eau : à peine débarqués aux escales, ils se cramponnent au moindre tas de sable. Ces perceurs de murailles perforent les rochers pour y faire des trous, menés par des desseins obscurs. Ces desseins, vous les nommez ici guerre, commerce et transit : croyez-vous que ces mots excuseront tout jusqu’à la fin des temps ?
VIII
DANS cette mixture de l’Orient et de l’Empire britannique, je sentais chaque semaine, chaque soirée s’accélérer un vertige dont je n’avais pas prévu l’existence surprenante.
C’est le vertige même des hommes qui viennent de détruire leurs habitudes et qui n’ont pas tout perdu dans cette victoire à la Pyrrhus.
Je m’apercevais que je n’avais pas acquis d’habitudes incurables, j’étais propre. J’avais des habitudes de traduction, de déchiffrement, d’analyse logique, quelques coutumes de l’intelligence. Mais mes actions ne marchaient pas avec des béquilles. Les seuls groupes qui m’avaient accueilli étaient scolaires, universitaires, familiaux : tout cela était profondément inutile pour quelqu’un qui tombait du lycée dans des histoires de pétrole et l’existence mauvaise des grandes personnes.
Je me cherchais en vain des obligations, ces habitudes que personne ne comprend, ces dieux imaginaires dont l’ombre s’étend sur tous les cœurs.
Par hasard j’étais sans chaînes et sans tribu dans une foule où chaque passant reconnaissait les siens, et pouvait échanger des rites contre des rites, des mots de passe et des mots de ralliement.
Cet échange militaire fournit aux hommes une de leurs illusions du bonheur et toutes les illusions de la vie, de la défaite, de la paix et de la guerre. Il les empêche de se rendre compte tous ensemble, et tout d’un coup qu’ils marchent dans leur existence comme des chiens dans un jeu de quilles.
Pour moi, rien de prescrit, rien d’interdit, ni viande, ni vin, ni vêtement, ni femme de telle ou telle caste, ni modestie, ni débauche. Personne à adorer, à fléchir en priant, à remercier par des offrandes. Dans cette absence des dieux et des anges, j’étais dépouillé des symboles de la piété et des lois, des catéchismes, des cultes, des mots d’ordre. Les actes ne me semblaient pas plus moraux que le mouvement des feuilles dans un arbre. Je vivais dans la nature, les hommes en faisaient partie sans transfiguration. Un vautour était un vautour, une vache était une vache, le triangle maçonnique un triangle, le drapeau du consulat de France une étoffe. Je ne devais pas porter une coiffure en forme de sabot de vache, un turban de la longueur d’un linceul : il faut saisir qu’un casque de liège ne concilie aucun peuple, aucune divinité, qu’un costume de toile blanche est simplement celui qui absorbe le moins les rayons : l’européen colonial ne saisit pas les larges limites que lui découvrirait l’intelligence de ses vestons tissés mécaniquement et réduits à des fonctions véritablement physiques.
Enfin je flottais dans une mer de prescriptions, de codes et de machinations religieuses comme un poisson entre deux eaux.
Les autres vivaient par clans, par religions, par couleurs de peau, par nations, par clubs, par maisons de commerce, par régiments. Ils passaient leur temps à inventer des subdivisions, des cloisons, des échelons sur lesquels ces singes montaient et descendaient. Ils se regardaient aussi comme des détachements en campagne. Dire que ces fous auraient pu aimer des hommes, qu’ils n’étaient faits que pour cela ! Les arabes haïssaient les juifs, les membres de l’Union Club méprisaient ceux de l’International Club qui admettait les ingénieurs italiens des salines, les fabricants grecs de cigarettes dont aucun officier de l’artillerie britannique ne saurait parler sans rire.
Il y avait un jeu inextricable de distances sociales où tout ce monde se glissait et se reconnaissait avec une dextérité merveilleuse, des degrés hiérarchiques au bas desquels se trouvaient sans doute les juifs humbles et crasseux qui habitent autour de la synagogue où ils vont se consoler de bien des affronts en priant le dieu des vengeances, les épaules entourées d’un thaless poétique comme la nuit. Au sommet de la pyramide il y avait l’agent de la Peninsular, deux ou trois commerçants puissants dans la Mer Rouge, les officiers, le Gouverneur, et dans le Crescent, à Steamer Point, la statue assise de la grosse reine Victoria avec ses joues pendantes, ses petits yeux coincés d’ivrognesse.
On comprend bien des choses si l’on sait que chacun de ces hommes devait être enterré selon les rites de sa bande, avec tout ce qu’il peut y avoir de prières : catholiques, juives, puritaines, presbytériennes, méthodistes, parsies, jaines, musulmanes. Il y avait des morts qu’on déposait dans un lit de rochers, d’autres qu’on brûlait, d’autres qu’on abandonnait à la cuisson du soleil et au bec courbe des vautours.
IX
JE vois d’ici Aidrus road, montant vers la grande mosquée Aidrus blanche et verte, du haut de laquelle le prêtre crie la prière vers les quatre vents de l’horizon au commencement du matin : les autres mosquées répondent des quatre coins de Crater endormi. Les chèvres couchées devant les portes, les indigènes couchés sur leurs bancs de ficelles comme des morts habillés de blanc commencent à remuer faiblement. La rue se termine divisée par les éperons de rocher, se dissipe en sentiers qui s’enfoncent dans la montagne vers les baies, les carrières, les abattoirs et la Tour du silence, résidence des morts.
Il y a un trafic de passants, de fêtes, de ces enterrements arabes glapissants qui trottent comme des champions de marche. Et toute la journée courant dans la poussière riche de débris les coolies, traînant des charrettes chargées de peaux séchées, et leur chant de travail sans couplets. De grandes filles somalies passent, riant aux hommes des deux yeux, un pan de leur voile de saintes vierges entre les dents. Les indiennes offrent leurs puissants bras nus, des surfaces brunes et élastiques de chair entre leur jupe et le corselet étroit qui bande leurs omoplates et leurs seins. Les deux Américaines de la rue marchent avec une gazelle derrière leurs talons. Tous les hommes et toutes les femmes inconnus.
D’une très profonde cour intérieure monte l’odeur des peaux grillées au soleil des hauts plateaux abyssins, sur la pierraille des somalilands, dans ces pays dont les noms feraient travailler l’imagination d’un enfant assis sur les bancs d’une école primaire : Berberah, Ogaden, Dunkali, Harrar, Mogadiscio, Addis Abeba.
Et le bruit de beurre fondu des grains de café sur les claies des trieuses.
Dans cette maison de blocs noirs plus puissante entre Suez et le Kenya qu’un ministère d’Europe, il y a le chef, des directeurs, une bande de femmes et d’employés londoniens qui ont le vertige d’être si loin du tramway d’Eléphant and Castle, de leurs banlieues de jardins maigres, de leurs trains électriques roulant entre huit et neuf vers Cannon Street et London bridge. Des gens comme tous les enfants de l’Europe.
Le maître de la firme est un de ces hommes dont le poids empêche ceux qui le connaissent de s’endormir sans arrière-pensée.
Il possède ce que les trois quarts des personnages les mieux doués du sens de l’importance n’ont même pas : des adresses télégraphiques à Bombay, à New-York, à Marseille, à Londres, un code télégraphique privé. Son pavillon rouge et vert flotte sur des bateaux qui transportent ses marchandises. Sa volonté a l’air de peser sur l’avenir des tanneries et du commerce international des gants de peau. Des agents règnent en son nom dans les ports de la Mer Rouge, dans les bourgs de l’Abyssinie, en plein moyen âge. Son nom est un mot de passe aussi loin qu’à Sana du Yémen et qu’aux frontières du Choa. Il parle haut aux sultans indigènes qui vivent dans les oasis de l’intérieur et les états de l’Hadramut.
Il y a de faux hommes d’action : il est l’un d’eux. Il vous dit : « J’ai constamment vécu d’une manière totale, ma vie est une suite ininterrompue d’actions, de batailles données et gagnées. Cette contrée où je suis arrivé pauvre et orgueilleux il y a plus de vingt ans porte les cicatrices de mon action. Elle témoigne pour moi. Elle me reconnaît. » Ainsi, il ment et il se ment.
Pas un seul de ces actes n’a ajouté une parcelle au pauvre qu’il fut et qu’il est demeuré. Il est inachevé, comme un chantier abandonné derrière des palissades brillantes d’annonces. Faut-il prendre pour l’action ses reflets ? N’importe quel humain est divisé entre les hommes qu’il peut être et il a laissé vaincre celui pour qui la vie consiste à faire monter et descendre les cours des cuirs abyssins, et ceux du café sur le marché de Djibouti ou de Dire Daoua, celui qui est vendeur et acheteur de signes : dans l’histoire d’un sac de café, vous ne trouverez que deux actions, faire pousser un arbre et boire une tasse. Combattre des êtres de raison comme des firmes, des syndicats, des corporations de marchands appellerez-vous cela des actions. Je veux détester et battre tel homme particulier, cette figure de traître que je vois, ce patron, cet avoué, ce chef de bataillon, cet empêcheur de faire l’amour. Sortez de la vie avec vos imitations, avec vos trompe-l’œil qui ne comptent pas dans l’établissement de la vie charnelle, de la justice, de la joie, avec vos fabrications de haine, de défaillance et de colère, vos diminutions et vos images dans l’eau.
Voilà un homme né d’un ventre de femme dont tous les gestes ont été déroulés au fond d’un ciel intelligible, du firmament des changes, des escomptes, cieux cruels au-dessus des bonnes têtes humaines : ils ne descendent vers elles que pour les corrompre et les assécher. Ces gestes formaient dans la mémoire de ceux qui l’avaient connu une espèce de guirlande glaciale qui entourait les souvenirs qu’on avait de lui. Le passé dont il tirait une excessive fierté se réduisait au nombre de lakhs de roupies dont pouvait le créditer la National Bank of India.
Croyant agir et préméditer ses actes à son gré il faisait après tout le jeu de forces qui ne tiraient pas de lui leur puissance, et dont les sources, s’il avait perdu le temps de les chercher, auraient pu lui paraître mystérieuses et chargées d’une signification finalement révoltante.
Manier des taux de devises, se pencher sur la valeur du thaler et de la livre comme sur la courbe de température d’un enfant malade, hâter la marche d’un navire pour s’assurer d’un fret, ces songes creux composaient l’idée qu’il se faisait de l’action, les jours où il n’avait pas besoin de séduire autrui.
Il pensait à sa liberté, il parlait d’elle, comme s’il avait été dupe des sentiments qu’il avait inspirés à plus petit que lui : l’envie, le respect de ceux qui lui disaient sincèrement qu’il était libre. Mais la méduse se croit libre, les banquiers, les marchands se croient libres : ils ont aussi cette folie-là, ils ne valent pas mieux que les vagabonds. Assis derrière leurs tables, ornées d’un code Bentley, d’un Broomhall, — leurs employés sont debout de l’autre côté de la table — ils font les malins, ils dictent, ils réfléchissent : oubliant que les dictées et les malices sont montées de loin par dix télégrammes chiffrés, par des lettres qui ont fait du chemin pour les atteindre. Ils n’y comprennent rien.
B… était donc le porte-voix d’ondes innombrables qui ne trouvaient en lui que de prévisibles échos. Il ne faut pas confondre un homme libre avec un baromètre enregistreur, une machine de Morin et un phonographe. Que de maux peut causer cette confusion lorsqu’il n’est pas question d’enregistrer des chiffres mais des sentences de la sagesse morale, des décisions politiques. Ce qui m’a le plus dégoûté de mes frères c’est de les voir vivre comme des vers : les vers ne comprennent rien à l’attraction universelle, les hommes à leur bon dieu, à leurs désirs, à leurs opérations : tout plane sur eux, ils inventent ce qui plane.
Il ne fallait pas beaucoup de génie ni ces grandes ardeurs qu’il pensait éprouver pour résonner sous l’afflux de tant de voix. Les échos les plus décoratifs ne sont pas des modèles de vertu ; redoubler des sons, quel nom faudra-t-il donner à cette opération passive ? Entraîné dans la ronde des capitaux et des échanges dont personne ne pouvait arrêter le mouvement sans cesse accéléré de rotation, il commandait des esclaves attachés à la même roue, échos moins sensibles qui devaient recueillir sa voix avant de résonner à leur tour.
Heureusement, il n’était pas tranquille. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de présages mortels qui l’empêchait de voir arriver les jours avec joie. Il attendait quelque chose de funeste, il ne croyait pas à ses propres projets. Pas de répit, de relâche : la pompe aspirante, qui vidait sa vie, continuait à monter et à descendre comme une respiration fatale. Il allait, de plus en plus souvent jusqu’à dire qu’il abandonnerait tout un jour, laissant ses stocks de cuir, ses réserves d’essence, ses piles de registres et ses classeurs. Mais ces matières, ces registres étaient devenus sa matière : la fuite l’aurait tué.
Qui l’aurait dénoncé ? qui lui aurait demandé des comptes au nom des hommes vidés à son service, devenus des mannequins empressés à plaire et tremblants ? Au nom de ses propres enfants écrasés par lui.
Il aurait répondu que son cœur était pur. Tous les meurtriers vont d’abord se laver les mains. Il aurait étalé la grandeur de son œuvre : dix millions de peaux de toutes catégories embarquées par an, des comptoirs dessinant les bornes d’un royaume, des mouvements provoqués à distance à Grenoble, à Mazamet, quatre navires à la mer. Belle balance pour pencher en faveur d’un homme. Mais je vois Mazamet tassée au pied de la Montagne Noire, avec ses eaux dans les prés, ses garages, son record du nombre d’autos par mille habitants, son milliard d’affaires par an, le sourire de ses hôteliers, ses noirs faubourgs pleins de laveurs de peau. Je vois le dos courbé des vendeuses de chez Perrin, les manœuvres somalis arrachés à leurs villages et à leurs troupeaux pour être insultés par tous les blancs de Djibouti.
Mr B… n’était pas absolument à l’abri des morsures de la vie intérieure : on peut imaginer que Ford a des rêves, que Poincaré s’invente des univers lorsqu’il est las de falsifier des pièces diplomatiques.
Ce maître de firme conservait des traces d’une adolescence sentimentale troublée par le goût de la gloire et une sorte d’ambition poétique. Il cherchait la conversation des femmes et aimait qu’elles lui jouent des pièces de Chopin conformes à une vue traditionnelle de l’amour. Il faisait parfois des pèlerinages à Stratford, à Bayreuth, il se mettait le front dans les mains en écoutant Siegfried, en pensant à l’Androgyne des Thermes, aux vitraux de Saint-Nazaire de Carcassonne. Il oubliait les colonnes de ses comptes pour chercher dans les livres des inventions conformes à ce qui restait en friche dans les marges de sa vie. Bien que sa vie fît tout pour démentir un pareil jugement, il était de ceux qui se composent des retraites avec les débris scrupuleux du temps. Il souffrait sincèrement de n’être pas un homme et cherchait à en créer une image. Il y avait des moments où il était donc vulnérable : mais quel spectacle de le voir revenir, comme un homme qui s’éveille à son gré, dans le présent des marchés, rejetant les amas de ses nuages. Comme s’il utilisait aussi ces repos pour refaire ses forces dans de profondes retraites, il reparaissait plus dur et plus armé contre les hommes. Il redevenait le fantôme impitoyable que son existence réelle avait établi. D’ailleurs je l’ai vu employer les éléments de ses rêves pour attirer à lui, au service de ses profits, ceux qui résistaient moins aux apparences sentimentales d’un homme avec lequel ils étaient en droit d’espérer des relations humaines, qu’aux formules fatales des conversations commerciales et des contrats d’engagement. Il laissait entrevoir à quelques-uns de ses employés une vie de l’esprit, les plaisirs de la conversation, le souverain bien d’une éthique de l’action et d’une moralité des affaires : ces jeunes hommes tentés se montraient conciliants sur le taux de leur salaire.
Il me proposait de fixer ma fuite loin d’Europe à Aden, m’offrant pour l’âge mûr une puissance qui n’eût différé de la sienne qu’en degré. Voici : si vous fuyez, si votre fuite réussit au sens où les hommes des villes entendent le succès, vous serez Mr B… Vous serez Mr B… partout. C’est le dernier terme qui vous est proposé. Mais renoncez à être des hommes.
J’avais découvert une autre vie qui formait un pendant presque parfait à la vie de Mr B… Sur l’Esplanade à Crater, près de chez Pallonjee Dinshaw, il y avait une boutique qui était un musée. Il contient un petit nombre d’épaves laissées par les passages des hommes, des monnaies, des tombeaux, des inscriptions dont on voudrait percer le secret comme un adolescent veut pénétrer celui des aventures de jeunesse de son père. Les voir, cela suffit pour penser à Ophir, comme Napoléon. Pour le reste, on est chez Bouvard et Pécuchet, collectionneurs. Le gardien du musée était un ancien sergent de l’armée britannique. Quarante années d’Aden. Déchu aux yeux anglais, jusqu’à fumer les cigarettes en cornet des indigènes, porter une foutah, faire l’écrivain public pour les Arabes. Assis devant sa porte, il regardait couler un petit filet intarissable d’ennui. Il ne connaissait plus personne dans son comté d’Angleterre qui portât encore son nom : aucune raison d’aller voir des arbres sous lesquels ne marchent pas des visages de connaissance. Il se saoulait tous les soirs, craignant la folie et défendu de ses coups par l’alcool. Il était comme une pierre rouge, en dehors des courants où presque tous les hommes s’arrangent pour nager. Personne parmi les Européens ne savait qu’un Anglais avait trouvé ce gîte, ou cette noyade corps et biens. On lui avait refusé la faveur de prendre part à cette comique petite guerre anglo-turque autour d’Aden, il ne s’en consolait pas, ce refus lui avait signifié sa faiblesse. Le désir de tirer des balles perdues du côté des avant-postes turcs avait été son dernier rêve au sujet de l’action. Il perdait ses souvenirs sans se débattre comme un vieux corbeau perd des plumes : tel est le dernier fruit de l’amour des voyages. On comprend trop facilement les clefs qui ouvrent ces deux vies, si semblables, si également éloignées de la vie humaine. Inutile de chercher là où ils ne sont pas les secrets qui combinent les destins.
Tous les êtres accrochés à Mr B… comme les poissons pilotes à leur squale mouraient de la même mort que lui.
Que faire parmi ces gens-là ? Que faire des jeunes femmes anglaises ? Elles ont des yeux de verre si bien limités qu’on peut être amené à croire que ces prunelles voient. Puis un jour on se dit simplement « c’est vivant » comme les bonnes gens devant le Scribe accroupi, au Louvre, le dimanche.
Que faire des officiers anglais, des fonctionnaires anglais avec leurs aventures de hiérarchie. Ils portent des couleurs de régiment, de collège comme des décorations : pas moyen qu’ils se perdent en faisant le tour du monde dans n’importe quel sens, sur n’importe quel méridien. Il y aurait des chances pour que quelqu’un les reconnaisse, même chez les Barbares au Pôle Nord, en Espagne. Les autres pays habités par des hommes sont pour eux de drôles de corps, des espèces de planètes écartées de l’orbite de l’Empire qui était parfois entré en contact avec elles, à Crécy, à Waterloo, sur la Somme. Ils croient que l’Empire, c’est la paix, que les yeux de Margaret Bannermann, les records de Lord Burghley compensent pour le Jour du Jugement les hautes maisons mortelles de la ville d’Edinbourgh, les grèves charbonnières et l’existence même de Sir Henry Deterding, ils sont guidés par l’ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique.
Il y avait les Hindous, les Arabes, les Noirs impénétrables. Je n’avais pas dix ans à perdre pour fixer ma vie parmi eux et d’abord les connaître. Tout compté, tout pesé, je vis parmi les Européens. Ce sont les maîtres des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas. Les belles connaissances viendront après cette guerre.
(À suivre).
X
LA nouveauté des terres et des figures épuisées, les couleurs devenues ordinaires, les tableaux affaiblis, il n’est plus impossible de chercher à comprendre Aden.
Aden est un nœud qui boucle bien des cordes : il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient et saisir les forces qui tiraient les ficelles et serraient fort ce nœud. C’est une croisée de plusieurs chemins maritimes, ces chemins jalonnés de phares et d’îlots hérissés de canons, une des mailles de la longue chaîne qui maintient autour du monde les profits des marchands de la Cité. Relâche pleine de signaux meurtriers, pendant de Gibraltar.
L’année était justement le temps où les dépôts de troupe de l’Europe prêtaient leurs soldats pour aider à la civilisation des Chinois. Économie mal ordonnée commence par les autres.
Il y avait promesse de révolution du côté de l’embouchure divisée des fleuves du Kouang Toung : alors les navires passaient vers les terres jaunes de l’Asie, les transports de troupes, les destroyers à museaux de requins s’ancraient en face du bâtiment gothique de la douane, les hommes d’équipage prenaient le frais le soir sur la plate-forme des porte-avions. À Aden les bataillons sortaient de leurs casernes comme des guêpes d’un guêpier, le silence prenait ses quartiers au club du Second Régiment de Devon que je voyais de ma fenêtre : finies les band nights où l’orchestre jouait le God Save the King et la Marseillaise qui allaient éveiller des échos dociles et ignobles dans le cœur des négociants en café et en pétrole. On lisait les dépêches de l’Eastern pour avoir des nouvelles de la Chine.
Ces accessoires suffisent peut-être à indiquer la portée de la vie des hommes à Aden.
Voici ce qu’il y avait à comprendre : Aden était une image fortement concentrée de notre mère l’Europe, c’était un comprimé de l’Europe. Quelques centaines d’Européens ramassés dans un espace raccourci comme un bagne, 5 milles de long, 3 milles de large, reproduisaient avec une extraordinaire précision les dessins qui composent à une plus large échelle les lignes et les rapports de la vie dans les terres occidentales. Le levant reproduit et commente le ponant.
On a sous les yeux une sorte de plan qui traduit fidèlement son modèle, comme les portulans de la Renaissance et les dessins symboliques que composent patiemment les moines des monastères bouddhistes. Tout est décanté jusqu’à l’essence, tout ce qui allongeait la solution évaporé.
Il demeure un résidu impitoyable, descriptible et sec.
Le petit nombre d’hommes engagés dans les courroies de transmission de cette machine encore complexe, permet de saisir la signification de l’existence européenne si souvent dissimulée par la multitude des acteurs et par l’entrecroisement de leurs trames. Comprendre les lois de cette machinerie, la source de sa force motrice, paraît réellement important à un jeune homme qui commence maladroitement, après un petit nombre de vagabondages sans portée, à entrevoir le but vers lequel il n’appartient qu’aux hommes de marcher. Ces gens jouent leurs rôles au milieu de petits drames anecdotiques qui représentent à la manière des pièces d’ombre les mouvements exemplaires de la vie des hommes civilisés : ces rôles sont régis par des habitudes et des passions faiblement réveillées, par la vie, ce jeu si simple de coutumes tristement consenties. On voit déjà à cette place la justesse de la comparaison stoïcienne du théâtre, bien qu’il faille éclairer ces stoïciens magiques et profonds.
Les habitants d’Aden comme ceux de Londres et de Paris — ce sont d’ailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir — paraissent, s’arrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. On n’aperçoit pas d’abord les prétextes des entrées et des sorties, des sonneries derrière les portes, des entretiens, on devine simplement que des plans et des forces étrangères alimentent l’action et détiennent les clefs de ces apparences mobiles. Elles se montrent donc aux regards comme les grandes personnes remuent devant la critique des enfants. On assiste à leur existence, il est même facile de reproduire les gestes qu’elles font pour tenter de les comprendre, on saisit presque sur-le-champ qu’ils n’emporteront jamais un tel assentiment qu’il soit possible d’en attendre un seul atome de contentement ou de joie.
Finalement on pénètre ce spectacle abstrait où les figurants n’ont guère que deux dimensions, cette pénétration n’offre pas de difficultés bien que le sens du drame et la fable soient composés de tous les contresens à propos de la vie.
Ces hommes étaient les pièces de rechange d’un mécanisme invisible qui ralentissait le dimanche, à cause de la religion, et que grippaient parfois les accidents périodiques et violents des crises économiques, tout cet amas boulonné, sans soupapes, vibrant comme un édifice de tôle. Dans toutes les villes du monde il y a des hommes qui attendent le jour où ils verront sauter le couvercle et éclater les volants.
Groupés sous des raisons sociales, ils ne cessaient pas d’être en proie à la cérémonie guerrière du commerce international, ils faisaient penser à des nègres qui dansent dans la nuit pleine des esprits et des reflets jusqu’à tomber.
C’étaient des victimes, comme Emmanuel Kant, de cette ordonnance horrible qu’est un emploi du temps : ils ne l’avaient même pas, comme Kant, inventé, Kant avait au moins une porte de sortie, personne ne l’empêchait d’en inventer un autre, et sept par semaine.
Six heures : lever, douche. Sept heures ; premier déjeuner. Huit heures : bureau. Midi : second déjeuner. Une heure : sieste. Deux heures : bureau. Cinq heures : promenade, club. Sept heures et demie : dîner. Dix heures : sommeil.
Cela ressemble aux tableaux d’instruction affichés dans les bureaux des colonels, des censeurs, des directeurs de prison. Comme cette partie de plaisir durait pour chacun d’eux deux étés et trois hivers, cherchez après le sommeil et le bureau le loisir et l’heure d’être un homme. Ils n’avaient même pas le cinéma, le samedi soir, ils couraient sous les coups d’un fouet qu’ils n’avaient jamais vu.
On peut comprendre que la Révolution a des raisons plus méthodiques, mais point de raison plus belle que celle-ci : il faut des loisirs pour être un homme. Cette raison se trouve même dans Platon, ce conducteur d’esclaves.
Chaque seconde du temps qu’ils passaient, qui les passait, subissait la pression du marché mondial : partout les hommes la subissent et ne subissent qu’elle, mais après tant de dérivations dans des canaux et des tuyauteries où sa force paraît se dissiper comme une vapeur, qu’ils gardent et communiquent l’illusion de l’indépendance et même de l’autonomie. À Aden, cette pression était immédiatement présente, elle se passait d’intermédiaires, il faut comprendre que la vie était dégagée des faux ornements que lui avaient ajoutés des siècles de civilisation morale décédés, des idées engendrées par le besoin des illusions et les nécessités hypocrites des luttes sociales. Comme ces gens comptaient revenir un jour dans leur pays natal, ils prenaient patience et réservaient l’usage des illusions pour la date de leur retour. Ils étaient sûrs qu’elles ne leur feraient pas défaut, Ils pensaient que le malheur de leur vie n’aurait qu’un temps. Les travailleurs arabes et somalis étaient encore trop dociles pour qu’il fût nécessaire de découvrir et d’inventer des raisons capables de justifier à tous les yeux leur exploitation méthodique. Ils gardaient ces raisons pour les ouvriers de l’Europe. Comme les illusions leur paraissaient inutiles, ils ne leur consacraient pas les quelques instants de répit que pouvaient leur laisser des journées si chargées. Il n’y avait pas d’autre presse que celle des dépêches d’agences ; personne n’avait le courage ni le besoin de lire les journaux européens qui s’entassaient sous bande dans les coins des chambres. Pas de théâtres, pas d’éditeurs, de bibliothèques, si ce n’est les grammaires anglaises, les arithmétiques et les livres pieux des Missions. Pas de discours, pas de philosophies, tout décor était oublié et provisoirement aboli. Pas de loisirs pour la paresse, pas de loisirs pour l’amour : dans ce trou étouffé où il fallait bien vivre coude à coude, — il y avait 580 habitants au mille carré — on ne trouvait aucun des espaces solitaires où des amants sont assurés d’être méconnaissables. D’ailleurs il y avait une femme pour trois mâles. Pas de musiques, ni de fêtes foraines : quel blanc eût été admis à des frairies de Ramadan, à cet étrange carnaval hindou où les plus graves vieillards s’aspergent d’encre, où les portes austères sont ornées de symboles obscènes.
Quand on essayait de parler des Beaux-Arts et de la question sociale, cela sonnait si faux et si vain que toutes les voix se taisaient. On sentait qu’il était inutile de prendre ces déguisements au sérieux, ils paraissaient déplacés comme des obscénités à un repas d’évêques.
La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est l’état économique, on ne courait jamais le risque d’être trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : l’art, la philosophie, la politique étant absents faute d’emploi, il n’y avait aucune correction à faire. On voyait les fondations de la vie d’occident, les hommes étaient mis à nu comme des modèles anatomiques. Pour la première fois je voyais des gens qui n’exigeaient pas, qui ne justifiaient pas une philosophie des vêtements.
Aucune concession à l’amour de l’art, rien à chanter, rien à risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et à écrire. Les seuls accidents sincères de leurs journées étaient les dépêches de l’Eastern Telegraph Company, agents anonymes des puissances lâchées sur les marchés de l’Europe et des États-Unis. Tous les cœurs étaient suspendus à ces ondes électriques qui circulaient sous des tas de mer à une vitesse dont aucun actionnaire de la Shell ne cherchait à se représenter le taux. Ces hommes qui ouvraient le dimanche matin les sacs de courrier apportés par la malle des Indes étaient ancrés là pour gagner plus d’argent que chez eux, dans les capitales de leurs comtés, dans leurs préfectures françaises, c’est-à-dire pour leur âge mûr et leur vieillesse le pouvoir d’attendre la mort sans rien faire, sauf peut-être du jardinage ou du golf.
À cinq heures après-midi, comme ils vivaient à la cadence fixée par le soleil, ils sortaient de leurs abris et essayaient de s’imaginer qu’il y avait des rivières dans le monde. Toute la journée, à Aden, il y a au centre du ciel blanc la présence du soleil, les rochers éclatent, à la première défaillance d’attention les hommes peuvent être foudroyés, mais vers le bout de la journée le soleil se dirige vers le sémaphore du Shamshan. Une sorte d’armistice est conclue et une moitié des rues est délivrée. Les ombres s’allongent comme des tiges dans le fond des ravins, les ventilateurs font leurs derniers tours comme une hélice au moment de l’atterrissage.
Ils abandonnaient alors les classeurs où dorment les contrats, les copies de lettres, les codes, les connaissements, les chartes-parties.
À Crater, sur l’Esplanade, étaient assemblés, autour du terrain de football, les Arabes de l’Hadramut, du Yémen, les Hindous de toute caste, les noirs de la côte africaine, mêlés aux fantassins de Sa Majesté. L’orchestre du régiment punjabi jouait parfois. Les jours de sabbat, les jeunes Juifs se déniaisaient, n’osant pas encore raser leurs papillotes, mais seulement porter les vestons clairs qu’ils revêtiraient définitivement un jour sur les trottoirs de la place Mehemet Ali et à l’entrée du Mouski, au Caire.
Les autos partaient vers les lieux arrosés, vers le jardin de l’oasis de Sheikh Othmann, vers Fisherman’s bay, vers le club de Gold Mohur où nageaient les femmes blanches de la colonie séparées des requins par des grilles. De rares couples montaient vers le phare isolé de Ras Marshag. Les gens allaient voir dans les crevasses du volcan quelques arbres à fleurs de pommier gonflés d’eau comme des choux, et le lendemain d’orages dérisoires, des prés de lys blancs. Ils montaient encore au-dessus des citernes voir un grand banyan exilé avec des cargaisons dans ses agrès, de martinets aux pattes courtes qui y dormaient le soir.
Les billards résonnaient dans les clubs, on buvait, on jouait aux cartes au milieu des airs de danse à Steamer Point. C’étaient leurs maigres heures de suspension d’armes. Ils essayaient alors de faire quelque chose pour leurs corps : comme ils étaient pour la plupart Anglais ils savaient heureusement comment s’y prendre. Leurs corps recevaient une ou deux heures d’existence, mais non les corps italiens, les corps français, trop prudents pour se mouvoir.
C’étaient aussi les heures où ils cédaient après tout aux illusions. Ils parlaient comme M. B… de leur action. C’est un mot qui fait rêver tous les hommes car c’est la chose qu’ils n’ont pas. Ils essayaient de se faire croire qu’ils agissaient. Ils finissaient par le croire. Ils étaient donc poétiques : être poétique c’est avoir le besoin d’illusions. Ils développaient cette illusion avec les ressources de l’intelligence, leur vieille servante maîtresse. Ils en faisaient la théorie.
Mais ils ne trompaient pas. On sentait bien qu’ils n’aimaient pas leur vie. Ils avaient beau se forcer : l’amour ne venait pas. Ils continuaient à vivre en pensant à ce qu’ils avaient fait, à ce qu’ils avaient à faire, le temps passait. Ils tenaient debout à force de tics. Ils étaient bien dressés ; leurs parents pouvaient être fiers d’eux, leurs patrons aussi. Ils n’avaient pas l’air humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre — c’était le seul service à leur rendre — de la poussière aurait coulé. Ils se vantaient pourtant d’avoir possédé des femmes, reçu des blessures de guerre : impossible d’imaginer la sortie de ces liquides vivants : le sperme, le sang, par des fentes de leur peau.
Les objets de leur volonté n’existaient pas : c’étaient des essences abstraites impossibles même à personnifier pour les faire entrer dans une prosopopée, le bilan, la balance, le crédit, la circulation du capital, le succès commercial, le devoir professionnel. Couchez-vous avec le Capital ? avez-vous le Capital pour ami ? Ces entités les occupaient, emplissaient les minutes : elles volaient tout le temps autour d’eux. Ils étaient abstraits. Ils exécutaient toutes les consignes qui ne concernent pas les hommes comme les ordres secrets d’un vice dont ils ne pouvaient pas guérir. Ils disaient pourtant : la vie, malgré tout, ils pensaient : vivons. Premier cri du réveil, dernier soupir de la veille. Mais il aurait fallu pour que cela fût possible qu’ils guérissent de leurs mauvaises habitudes, de leur digestion, de leur respiration, de leurs mariages, de leurs écritures, de leurs langages. Qu’ils soient transformés depuis les fondations. Mais ces maniaques mouraient à petit feu au service de capitaux anonymes.
Ce qu’il y avait peut-être de plus terrible, c’était de les voir dormir. Ils dormaient la nuit et ils dormaient après leur repas comme des serpents qui digèrent. Je les voyais sous les galeries de la maison endormis dans leurs fauteuils cannés. Ils reposaient enfin arrivés dans un port accueillant, dans une rade sûre, dans le seul bonheur de la journée, défaits, dénoués, la joie posée sur le sommet de l’épaule, le cou plissé, les mains à la traîne, avec des gouttes de sueur roulant sur leur front. Traversés par des rêves qu’on voit, leurs faces déballées parcourues par des ondes, dernières volutes des lames de fond envoyées par les régions humaines, qui les soulevaient comme les insectes soulèvent les animaux morts dans les fossés. Ils bourdonnaient, se retournaient. Ils essayaient de reparaître dans le jour avec les trouvailles du sommeil, de ne pas les oublier. Mais ils les laissaient retomber, ils revenaient les mains vides plus tristes que les femmes avortées. Le sommeil est pour un vivant le désintéressement le plus semblable à celui de la mort : il était pour eux la pointe même de l’attention, l’extrême de leur effort, tout ce qu’ils pouvaient connaître des réclamations de l’homme.
Que de fois j’aurai répété le mot homme. Mais qu’on m’en donne un autre. C’est de ceci qu’il s’agit : énoncer ce qui est et ce qui n’est pas dans le mot homme.
Que faire de ces êtres de verre où l’on voit passer jusqu’aux songeries ? Ce sont les fous de cristal d’Edgar Poë. Mais du verre, cela se brise. Ils sont encore comme les poissons transparents des grands fonds. Mais des poissons, cela se pêche.
Parce qu’ils sont nombreux et collés les uns sur les autres on commence par les croire impénétrables : beaucoup de transparence fait de l’ombre. C’est l’histoire du mica. Il suffit de trouver les plans de clivage.
On m’a toujours laissé croire que les hommes avaient de l’épaisseur, je trouve qu’il y a quelque chose qui les empêche d’être opaques comme de vrais hommes, comme ceux dont on parle par exemple dans l’Histoire, dans la poésie. L’homme ne sera-t-il donc jamais qu’un personnage historique ?
XI
QUAND on veut changer d’air à Aden, on peut se diriger vers Lahej, dans les terres, ou vers Djibouti.
Si l’on va du côté de Lahej, c’est pour voir de l’herbe.
Les autos marchent en tanguant dans le désert, elles se lancent pour franchir des collines de sable qui les saisissent comme des ventouses. Des Arabes dans les haltes donnent des feuilles à leurs chameaux agenouillés. On passe près d’une colline de tessons qui passe pour témoigner du passage d’Albuquerque, c’était en 1519. Au bout de quelques heures des arbres se lèvent, on arrive en vue de Lahej, ville de poussière avec ses maisons de poussière, des palmiers de poussière.
Le palais du sultan est un bâtiment de corail gris : il a un toit plat à balustres, des files de fenêtres, des attiques, des colonnes corinthiennes. Dans le jardin des paquets de feuilles de tabac sèchent sur des ficelles. Il y a des boules de verre dépoli, pour y lire l’avenir, comme dans la grande banlieue près de Paris.
On entre. En haut d’un escalier nu, un grand Arabe en veston de soie rayée, rouge et jaune, vous prie d’attendre dans la salle d’audience. C’est un grand salon dans la pénombre, les volets sont fermés contre le soleil. Aux murs pendent les photographies couleurs et grandeur naturelle du père et de l’oncle du sultan régnant. Les tapis qui viennent de Paris, sont roulés et ficelés dans un coin comme si le sultan était au bord de la mer ou donnait le soir même une sauterie en l’honneur des dix-huit ans de son fils qui a des lunettes d’acier et des boutons comme un élève de l’École normale de Saint-Cloud. On boit du café poivré dans ces tasses de faux Chine que des Arméniens, des Syriens vendent aux escales sur le pont des paquebots d’Extrême-Orient. On est assis sur des canapés recouverts de velours Napoléon III, sur le bord, par respect : c’est un prince régnant. Arrive ce dernier, grand homme noir, l’air rusé et cruel des nervis du vieux port à Marseille. La conversation ne compromet rien, il ne vous dira pas ce qu’il pense des Wahabites et de l’Iman de Sana. Finalement on est autorisé à circuler librement sur le territoire de sir Abdul Karim, Knight Commander of the Bath, qui se retire.
Alors on va voir l’herbe. La route, parallèle au petit chemin de fer de Lahej à Aden, est bordée de mureaux de pierre recouverts de mottes sèches, comme dans le Morbihan, le Westmorland.
On entre dans une région pleine de dattiers, de goyaviers, de papayers, d’orangers, de grenadiers, on traverse des champs de bananiers de Chine hauts comme des enfants de quinze ans. Le sol est un feutre humide fait de plantes grasses. Autour des champs circulent des canaux, entre des berges surélevées comme dans le delta du Nil. L’eau y coule. Dans le fond du tableau, on revoit agrandies les montagnes du Yémen, soudain au fond d’un ravin rouge plus large que le val de Loire coule le fil d’un fleuve à moitié mort.
Quelle joie ! Voilà des prairies avec de l’herbe bourguignonne, des champs aux couleurs piémontaises. Les plus compassés s’étendent sur les graminées, presque tremblants de voir après des semaines de pierres, des paysans, de l’eau douce qu’on écluse, comme dans les Géorgiques. Ils se penchent sur le disque d’un puits. Malheureusement quelqu’un retourne du pied le cadavre blanc d’un serpent, pendant le déjeuner au milieu des citronniers des aigles tombent du ciel comme des pierres et dérobent les os qu’on lance aux chiens dont la mâchoire ne mord que le vent et une plume perdue.
Sur les chemins, on croise des bandes de travailleurs qui reviennent du champ. Nus ils portent seulement une foutah serrée par une ceinture de cuir brodé où pend un couteau recourbé dans une gaîne d’argent. Un gros fil noir est entouré à leur cheville. Un lépreux assis au bord de la voie écarte les mouches du soir avec un geste doucereux de machine.
Impossible de voir des hommes plus en ruines que les sujets du sultan : les ouvriers que j’ai vus sortir des mines de bauxite sur la route d’Aix-en-Provence, couverts de terre rouge, respiraient la force et la joie auprès d’eux. Vingt mille êtres mènent cette vie de purgatoire pour que ce marquis de Carabas indigène puisse regarder ses prés verdir à l’ombre des avions militaires anglais, puisse se regarder en paix dans ses boules de verre et voyager au Caire, à Londres et à Paris. En allant vers Lahej, on pensait à l’herbe, aux femmes qu’on voudrait renverser sur elle après plusieurs mois de chasteté, mais voici qu’il faut demander à l’herbe les mêmes comptes qu’aux cheminées d’usine de Saint-Ouen.
Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore qu’une autre souffrance des hommes.
Un autre jour, je pars pour Djibouti sur le bateau à moteur Halal. Le Halal est un vieux rouleur de Mer Rouge dans les quatre cents tonneaux, alourdi par ses mâts de charge, avec une cheminée maigre à l’arrière. Le capitaine Mac Lean le laisse marcher tout seul, ce n’est pas un de ces bateaux à caprices qu’il faut surveiller pendant tous les quarts, il file tout seul vers la côte des Somalis comme ces chevaux de maraîchers qui conduisent vers les Halles leur maître endormi sur les choux.
Mac Lean dort, raconte des histoires de femmes, boit un coup à toutes les calebasses qui pendent aux agrès autour de sa cabine. À une heure toujours fixe il change de costume blanc, met un casque et des souliers propres : le Halal arrive en vue de Djibouti. On voit au fond de la baie de Tadjoura la côte basse de madrépores. On aperçoit au fond du pays comme sur un tableau de Vinci des étages bleus de montagnes couronnées de nuages, le commencement de l’Abyssinie.
Le navire sur ses ancres, les allèges emplies de balles de cuir arrivent, montées par des somalis brillants et crieurs, ils se mettent à danser autour de la coque un ballet déréglé et sans poids, ils plongent tout nus, attrapent un bout de corde entre les dents, grimpent par la chaîne de l’ancre, laissent sur le pont la trace mouillée de leurs longs pieds. Mac Lean marche déjà sur le môle, échange ses connaissements avec le directeur du comptoir et file vers les filles et les cafés. Le nom du navire signifie : Pur.
Djibouti n’a aucun passé. C’est une sous-préfecture du Midi qui date de quarante ans. Cet âge a suffi pour que le lavis rose des maisons commence à s’écailler, pour que des arbres se mettent à avoir l’air d’arbres dans le jardin du gouverneur.
Même vie qu’à Aden, ornée du débraillé, des coups de gueule de l’Europe du Sud grecque, française, italienne. À Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui s’y passe. À Djibouti il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français d’y retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps d’autres vêtements que l’Angleterre. Je suis chez moi place Ménélik, assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, d’Avignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges, comme à Périgueux. Chez moi, en voyant à la porte du commissariat de police le commissaire insulter un indigène de sa voix d’ancien adjudant de coloniale. Chez moi au tennis, en parlant au président du tribunal qui porte une barbe radicale socialiste, un ventre du sud de la Garonne, à sa femme taillée sur le modèle dont sont faites dans la métropole les femmes de colonels et les matrones de la rue Paradis. Chez moi devant la poste, me demandant comment le directeur a si vite acheté une auto. Chez moi, sur le plateau du Serpent, en voyant les jeunes filles se promener avec un bandeau autour des cheveux comme à Quiberon, en apprenant de qui la femme du directeur des chemins de fer est la maîtresse. Chez moi, enfin, en découvrant dans la boutique d’un épicier grec, sous des piles de boîtes de thon de chez Amieux, le texte grec de Prométhée enchaîné, d’Œdipe à Colone.
Le même ennui sans formes qu’à Aden, mais en manches de chemise retenues par les élastiques des coiffeurs, mais avec le goût des vermouth-cassis, des mandarins-curaçao. Tous ces hommes aussi tournent en rond, heurtés aux murs invisibles de leur destin, faisant aux mêmes heures les mêmes mouvements que les Anglais de la côte d’Asie, filant en auto le soir vers le jardin d’essai d’Ambouli où vont se consoler des couples dont les partenaires sont toujours des pièces de rechange. C’est la nuit, on tient une femme sans nom contre soi, les maigres arbustes de la steppe défilent, les chameaux leur broutent la cime : comme ces arbustes ont des formes et des proportions d’arbres faits, on se croirait dans un paysage préhistorique, les chameaux grands comme des iguanodons.
Comme les Français ont l’habitude de parler de l’amour bien qu’ils n’y soient pas plus soumis que les Anglo-saxons, Djibouti possède un quartier réservé. Dans le village indigène d’où les somalis ont défense de sortir après dix heures du soir, s’ouvrent des rues pareilles aux autres, avec ces pauvres huttes de roseaux qu’emporte la moindre crue de la rivière, ces tas d’arêtes de poissons. Elles débordent de l’odeur de la graisse de mouton rance mêlée à des parfums.
On arrive au bout de ces voies, le moteur au ralenti ouvre dans le silence qui écoute de toutes ses oreilles une source d’orage. De toutes les portes des filles sortent en courant comme des folles délivrées des charmes qui les retenaient dans le noir ; elles sautent devant le radiateur en se tenant les mains, elles crient de leurs voix aiguës de chanteuses, elles s’appellent, ce sont de grandes filles très jeunes couvertes de gros bijoux. Leur peau ointe reluit faiblement à la lueur des phares et au reflet rouge de leurs cabanes. Des mains se posent comme une patte d’animal sur votre cou, il faut partir ou se laisser prendre, se plonger dans les vagues d’un amour enfoncé dans l’étuve de la nuit. Ces descentes sont la dernière ressource des hommes perdus : si vous allez dans un pays noir, renoncerez-vous jamais au souvenir de ses petites filles admirables. Et cette perdition vaut mieux que vos sales habitudes vertueuses, vous feriez aussi bien d’être toxicomanes.
Enfin quand il est temps de revenir aux bureaux d’Aden, on pense que ce n’était vraiment pas la peine de les quitter.
XII
IL n’y avait absolument rien à faire : c’est la phrase la moins favorable aux hommes.
Pas une miette de réalité, pas une démarche qui pût servir à quelque chose. Un ennui inefficace parmi des compagnons habitués par les années à tout ce qui n’existe pas. Des ombres engendrées par toutes sortes de faims : dans les famines où l’on manque de pain, il y a aussi des hallucinations. Alors, faire bon ménage avec l’ennui, mourir de cette mort ? Il n’y a pas d’autre choix : comme on ne veut pas encore mourir — on croirait offenser quelqu’un — on tombe dans l’ennui, on s’installe parmi ces animaux savants qui n’ont plus qu’à s’aimer avec une ardeur hypocrite, qui se trompe vraiment d’adresse.
C’est le moment de la descente dans la Nekuia. Il faut bien passer par toutes les étapes d’Ulysse, qu’on doive revenir ou non dans l’Ithaque natale. Il y a pour tous les hommes une région des pensées vaines, des idées qui n’en sont pas, des vivants qui sont des morts. Lorsque tout ce qui est au monde paraît interdit, la vie intérieure arrive, on n’attendait plus qu’elle. On convoque ses propres ombres qui rabâchent et prophétisent.
Je tombe à la contagion, il y a des microbes de tous les vices. Ce n’est pas assez d’avoir saisi l’essence et les ressorts d’une vie inhumaine pour être protégé contre les maux qu’elle donne. Je vis comme une ombre parmi les autres ombres, tout passe avec des pas de coton au milieu des pierres de la fièvre.
Rien qui se passe, rien qui presse. J’oublie que j’ai su m’apercevoir du temps. Si l’on sent qu’il y a un écoulement du temps, c’est qu’on vit mal mais qu’on vit. Quand on vit bien, il ne s’écoule pas : il est possédé. Mais il y a un arrêt du temps, je ne pense plus à lui : personne ne peut prévoir le jour où il se remettra en mouvement.
Parler ? Il faut avoir à qui parler et de quoi dire. Je pense que je suis le siège d’extraordinaires avertissements de ce qui est pour le regard émoussé d’un vivant le plus grand ennui, la mort. Je ne suis pas plus fort que les autres : je me vois mort mais incomplètement, je me représente une existence dégradée : allons je n’ai pas fait beaucoup de progrès depuis Achille. Enfin je prends cet état pour un avertissement continu de ma mort. Je trouve cet état horrible, la mort me dégoûte si elle est vraiment cela, si elle est moins la négation de tout ce qui va venir qu’une disposition encore humaine comme la maladie, le froid, la douleur physique. Je me sens mort : l’indifférence est mûre. Je ne peux pas appeler ces semaines que je vis autrement que : mort, c’est tout ce qu’un vivant peut penser quand il veut approcher d’aussi près qu’il le peut de la signification du néant. La véritable mort est ce qu’elle est, ce que la vie n’est pas, ce qu’est l’état d’un homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent. Je n’en suis pas là : au fond rien n’est perdu. Mais mon illusion est effrayante.
J’ai fait le faraud au commencement. Je me disais : je suis réconcilié avec mon corps, je suis refondu au milieu de cette plénitude des gestes qui me sont permis dans la solitude. Mais un corps peut perdre son temps aussi bien qu’un esprit : il peut gâcher les chances qu’il a d’être uni à tout l’ensemble des idées. Il faut qu’il ait des objets pour compagnons, sinon il n’a rien à faire, il est tout seul, il ne sait plus que faire de ses grands muscles, il laisse l’esprit en faillite : quand il a oublié le souffle des maigres vents parisiens, le renversement matinal de la brise de mer, la contexture de la gelée, les plantations de sel et de cristaux qui protègent les vitres, les prés et les rivières, les bouts du monde dont il avait l’habitude, il est désœuvré. À Aden mon corps a encore moins à faire qu’à Paris. Il ne trouve rien : posé sur des sables gris, des ponces volcaniques, en face de criques ouvertes comme au commencement du monde, fréquentées par les raies, les requins, les poissons arc-en-ciel. Cette mer baigne des rivages décharnés, les squelettes de ces êtres que l’occident appelle collines, promontoires, vallées. Qu’est-ce que le corps peut faire de cet amas éclatant de minéraux cassés et la nuit venue de la compagnie de Bételgeuse, de la Croix du Sud ?
Lorsqu’il ne reste plus des éléments de l’univers mystérieusement décantés que des vapeurs décolorées, une lie de marées et de pierres, je découvre que mon corps est perdu, je ne peux même pas me servir de lui, à défaut de l’amour et des actions humaines.
Alors la pensée se met à ruminer le passé, l’avenir, les pouvoirs inconnus qui sont peut-être les siens, ce qui est désormais impossible mais qui aurait pu être et qui ne fut pas, ce qui est encore en sa puissance. Cette vie selon les choses possibles est la récolte de l’ennui. C’est une existence où n’a lieu aucune opération, aucune pensée réelle de cette faculté de penser. Une pensée c’est ce qui est actuel, dans l’actualité sont réunies une présence immédiate et quelque activité : une pensée comporte des objets qui sont placés à un certain moment, en un certain lieu ; elle dirige toutes ses ressources vers eux et les met en œuvre en leur honneur. Une pensée a envie de quelque chose. Elle veut une fin.
Quand je vais me promener sur les pentes du volcan, je suis tout seul, je suis malheureux comme les pierres. Je passe devant des grottes de lave pleines de chauves-souris, je marche sur des pistes bordées de pierres peintes en blanc, au fond des ravines où poussent des épines et des rues empoisonnées, dans leurs nids de grands vautours infatigables me regardent passer. La nuit arrive, comme un nuage ou comme un oiseau, au sommet du Djebel Shamshan le soleil descend au milieu d’une solitude de glaces : c’est l’heure où l’on peut ramasser sans se brûler les doigts les morceaux de lave, les pierres plates ou des jeux de cristaux imitent des fougères fossiles. Je suis perdu, je veux retrouver les hommes qui ne m’attendent pas sous les lumières d’Aden, qui ne sont pas là. Le cratère est une grande urne où la nuit s’entasse et accumule les ingrédients mystérieux de ses opérations magiques. Les pavillons du sémaphore échangent leurs derniers signaux avec les navires qui surgissent encore du côté de Little Aden que les marins appellent les Oreilles d’Âne. L’ombre froide comme du mercure est pleine de faces invisibles, de conventions secrètes, de drogues destinées à la magie sympathique. Elle bat comme un cœur. Je ne suis pas sauvé du jour sans pitié, je n’ose pas espérer dans cette nuit qui est d’une étendue énorme autour du volcan refroidi par elle, morte, circonscrit par les images de la lune dans la mer.
Je veux à peine penser à la figure actuelle de la vie qui me mène. Elle ne comprend la présence d’aucun objet matériel ou humain : un objet de pensée est aussi bien l’amour d’une femme qu’un arbre. Tout est absence. Montrez-moi mes outils, mes animaux, mes besoins, mes hommes, des champs, des armes. J’aurais seulement un champ, tout serait arrangé, ou encore, un métier réel entre les mains. J’ai des objets qui sont mes esclaves, ces choses vidées des vieilles habitudes, ceux qui ne veulent pas d’inventions ou de joie : des meubles, des porte-plumes, des taxis, des dents, des lunettes, des habits, des mains, des portes.
Il faut faire quelque chose pour les objets. Quelle source de désespoir et d’ennui dans les objets que nous ne connaissons que trop bien. Ils jouent dans les existences humaines un rôle aussi important que les hommes. Penser à eux est une charité bien ordonnée.
Il arrive à tout le monde de rencontrer sans aucune préméditation des apparitions singulières : à Bourg-la-Reine j’ai vu dans une bonbonne un melon qui avait grandi là, plus merveilleux que les quatre mâts mis en bouteille par les retraités de la marine sur les remparts de Belle Île en Mer. Des opticiens égarés dans le siècle ornent leurs vitrines de verre d’écaille et de métal de signes plus vains que les lentilles poétiques qui répandent une lumière propice à toutes les métamorphoses sur les trottoirs des pharmacies : ce sont des crânes blancs aussi purs que des sphères célestes, atlas démodés de l’esprit qui portent sur le front pour tatouage le nom : phrénologie. L’imagination des photographes décore les cuisses des modèles de dentelles noires et de jarretières ornées de figurines, de devises, d’attributs qui aiguillent tous les cœurs vers les régions les moins habitables de l’amour, aussi bien que les cœurs transpercés de la vierge des Douleurs et les fleurs de sainte Thérèse de Lisieux.
Ces îlots délivrés ont perdu toute communication avec les quantités incalculables de matière façonnée à toutes fins utiles, plus de ponts, plus de manettes, évadés du cercle où s’agite l’esclavage des récipients, des instruments ils ne sauraient servir aux usages consacrés par la sagesse des nations. Leur laideur, leur pauvreté n’empêche pas de les reconnaître pour les membres d’un monde où les objets et leurs maîtres vivent en liberté. Le fait qu’ils sont conçus par des fonctionnaires retraités n’interdit pas de les identifier aux dessins de Léonard de Vinci et aux poèmes de Rimbaud, détournés de leur destin jusqu’à tomber au rang d’un canon ou d’un drapeau : ils permettent d’entrer dans l’univers où les choses n’exigent pas d’instructions spéciales sur le mode d’emploi, où les actions correspondantes n’entraînent aucun apprentissage, aucun dégoût, aucune mesure prophylactique, aucune sanction. Malheureusement, à douze ans, les hommes connaissent par cœur tout ce qui les suivra. Il s’agit de chercher les objets qui n’obligent pas à des dressages, à des actions étalonnées dans les bureaux des poids et mesures. Il faut tout espérer d’une vie où l’invention, la nouveauté, des objets capables d’éveiller tout ce qui n’a jamais servi composeraient un mélange plus joyeux que tous ceux de Platon. Toutes les ressources de l’homme, de son corps, de ses instincts, de ses beaux arts seraient utilisées, on s’apercevrait de l’existence de l’humanité. En attendant, vivons dans notre pauvreté, sous les coutumes des objets, les manies de nos frères, personne n’est content. Pourtant nos frères peuvent être les plus naïfs et les plus multiples de nos choses.
À Aden ce désœuvrement est terrible, on est privé de tout, même des semblants de l’art, de la philosophie.
Alors c’est la frivolité du passé, les poussières d’un avenir formé des habitudes et des systèmes, la folie qui combine les éléments de la pauvreté, celle qui ne comporte pas de melons en bouteille, de saisons en enfers, de femmes sans famille. Jeu d’échecs où le vivant perd les parties au bénéfice des morts. Le pressentiment obscur que le nombre de ces combinaisons indigentes est malgré tout infini conduit à ce que l’on ne saurait nommer que désespoir. Toutes les légendes du vide sont d’ailleurs la vie conforme à l’intelligence et à l’ancienne philosophie. La vie intérieure est intelligente. Le désespoir se flatte quelquefois d’une subtilité dérisoire.
L’intelligence est une vieille maniaque qui triture les déchets, fabrique des nouveautés avec les ordures des états détruits ; elle arrange des parties égales, sans aucune hiérarchie de portée, de proportions, ni d’attraits. Le fait qu’elle les contemple d’une manière toujours identique à elle-même les réduit à cette égalité. Elle a deux devises : A est égal à B ; cela m’est égal. La vérité sort de la bouche des calembours. Elle s’occupe quand son maître ne trouve rien à faire, parce qu’il lui faut toujours marcher et parler toute seule : quelle vie ! Ce maître la regarde marcher comme un paralytique voit sauter et trembler son bras. Il n’y a aucune raison pour que cela finisse. Le maître ne veut rien, alors il ne rencontre jamais un objet dont l’intelligence lui dise qu’il est réellement important et capable de repousser tous les autres, pour elle la rencontre de telle ou telle pensée est indifférente, elle est trop pure pour indiquer un choix, elle est un miroir qui ne préfère aucune des images qu’il porte, le lieu de toutes les pensées possibles. Elle se moque de tout : elle se plaît aussi bien aux opérations de l’analyse qu’aux figures de tous les mondes possibles, qu’aux vies possibles pour un homme. Toutes les sortes d’algèbre sont le seul rêve qu’elle supporte : l’algèbre de Leibniz énonce toutes les recettes de la vie intérieure, tout ce qui fait oublier les dégradations de la vie extérieure. Avec ses pauvres signaux elle ne propose rien, elle n’a de goût à rien, elle envahit tout l’être et l’homme rongé par elle conclut finalement de l’échec nécessaire de la raison à la défaite universelle des hommes : cette généralisation est la dernière limite de la raison et son opération la plus parfaite. Il ne reste plus qu’à continuer à penser d’une nouvelle façon à la mort. Quand toutes les apparences de la vie ne semblent comporter aucune raison de choisir, quelques-uns inventent des descriptions réconfortantes de la mort. Au delà de cette ligne de partage des eaux, ils s’efforcent à deviner des réserves d’événements que l’intelligence renonce à comprendre et l’imagination à pressentir. Cédant aux illusions fatales de l’ennui ils finissent par admettre une nouvelle sorte de vie composée du jeu des parties les moins connues de l’univers et des métamorphoses dont serait capable l’intelligence enfin délivrée de ce corps qu’elle regarde comme un empêcheur de danser. Une vie où l’exercice total de l’intelligence ne serait plus borné par les exigences et l’ennui du corps qui aime la vie de la chair et de la présence. Plus loin encore il leur arrive de penser à des anges.
En six mois je passe par ces étapes mortelles. Heureusement mon corps désœuvré malgré lui mes instincts ne s’accommodent pas des calculs, de l’art pour l’art. Ils ne sont pas comblés de me savoir enfin intelligent, enfin méprisable.
Je hais cette vie. Je commence à désirer un état humain qui soit complètement le contraire de l’abstraction irrespirable. Je m’efforce de me peindre des hommes libres, voulant être réellement et non en songe, comme des chrétiens et des banquiers, tout ce qu’il est donné à l’homme d’être.
Je vois tous les jours la puérilité de la peur qui nous possédait à Paris : les actions qu’on nous proposait conformément au rang de nos familles, à la civilité puérile et honnête, aux fonctions abstraites du monde bourgeois étaient tellement absurdes et vaines, que nous pensions que toutes les actions sont éternellement stériles comme les bonnes sœurs qui boivent de la tisane pour faire couler leurs seins, que la nuit noire est l’unique décor où meurent les hommes. Nous avions dans notre sommeil des rêves qui auraient dû nous détromper, mais nous voyions nos maîtres assez puissants pour interdire aux rêves de faire leur entrée au grand jour. De là des évasions qui paraissaient fatales, nous ne nous apercevions pas que tout le monde était bien content de nous voir partir, que tout le monde nous y encourageait. Tous ces donneurs de conseil rateront leur mauvais coup de bien peu : qui donc ne donnait pas de louanges aux diverses incarnations de la retraite, à la profondeur, à la confession, à l’introspection, à certaine poésie, au jeu de billard, aux religions, au cinéma, aux romans d’aventure, aux journaux policiers, aux raids d’aviation ? On plaçait haut dans la civilisation les romanciers des aventures intérieures, les psychologues de la conversion, on félicitait les jeunes gens et les petits employés de se faire des mondes imaginaires : cela s’appelait par exemple le temps retrouvé. On suggérait que le bouddhisme même est charmant. Pendant ce temps-là nos maîtres étaient bien tranquilles, quand vous pensez à retrouver le temps perdu vous ne mettez rien en danger. Fuir signifiait qu’on renonçait à regarder de près le monde qu’on fuyait, qu’on renonçait à demander des comptes le jour où on aurait compris. Allez jouer et laissez les grandes personnes tranquilles. Il y avait un plan merveilleusement établi pour faire oublier les maux présents et leurs remèdes. Toute recherche présente met en péril l’ordre. Vous vous croyez innocent si vous dites : j’aime cette femme et je veux conformer mes actes à cet amour, mais vous commencez la révolution. D’ailleurs votre amour ne réussira pas. Quel péché si vous réclamez la liberté et si vous annoncez que vous voulez faire quelque chose pour elle ! Vous serez rejeté : revendiquer un acte humain c’est attaquer les forces maîtresses de tous les malheurs. Ces réclamations présentes sont simples : le jour où je me suis mis à y penser, je me prenais pour Colomb, pour Newton, elles sont d’ailleurs plus importantes que l’histoire de l’œuf et le calcul des fluxions. Car elles prophétisent la ruine du monde. Si quelqu’un va sur une place de Paris déclarer qu’il faut que les hommes vivent comme des humains, qu’ils ont le droit, depuis le temps que la terre est solidifiée, de faire comme les plantes qui vivent comme des plantes, il sera couvert sous des tas noirs de policiers. Elles sont simples : puisqu’il suffit de renvoyer les fables à ceux qui les inventent et de laisser prospérer les puissances qui ne demandent qu’à exister sans fournir toutes les cinq minutes des justifications dialectiques.
Va-t-il falloir me contenter d’imaginer seulement la vie humaine de mon lit, hors du temps, retomber dans les farces intérieures ? Qu’on ne me demande pas comment elle est faite ni à quoi elle ressemble ? Je ne l’ai pas accomplie, je tâtonne, c’est comme lorsqu’on veut attraper le soir à la campagne un pigeon qui vole dans le colombier. Mais je sais qu’elle est là, qu’il faut écarter ses voiles. Le désert des pierres et des pensées s’efface. J’annonce qu’il y a malgré les faux prophètes des objets et des actes aussi naturels que les chevaux, qui sont situés dans des temps et dans des lieux accessibles aux mouvements humains. Les plus grandes ruses de ce que vous appelez votre âme ne sauraient même les imiter. Ils rejettent aux fous que vous êtes ce qui n’est que possible. Il va falloir par exemple manier des outils, s’occuper des vivants, annuler les morts, connaître enfin nos corps, tuer nos ennemis, inventer des objets, faire marcher des enfants, rire, apprendre le monde.
L’action met en avant de bien autres complices que toutes vos algèbres, des pouvoirs, des besoins, des possessions. Tout doit viser à la conciliation de ces complices naturels dont vous essayez d’étouffer les voix avec beaucoup de ruses et de savantes précautions, sous toutes les tentures de la bonne logique et de la sainte morale des affaires. Ils sont plus faciles à aimer que vos récits de bourgeois et de traîtres ne l’ont laissé entendre. Ils sont si près de nous que les langues ne savent pas les nommer : ils n’ont pas encore intéressé les relations humaines.
Avais-je besoin d’aller déterrer des vérités si ordinaires dans des déserts tropicaux ? Je vis en rentrant que bien d’autres les avaient vu passer dans le cœur de la Seine. Je ne regrette rien : elles crevaient les yeux, elles se manifestaient dans une lumière si éclatante que je suis assuré de ne jamais les perdre. Je fus trop près de ma fin, pour les tenir pour des erreurs de jeunesse. Personne ne me fera croire que la croissance explique tout.
Les chances que j’avais de les rencontrer dans les murs du cinquième arrondissement me paraissent encore maigres. On s’apprêtait à jeter sur moi tant de couvertures : j’aurais pu être un traître, j’aurais pu étouffer.
XIII
Qu’on ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs, avec leurs fonds marins, leurs monceaux de pays et leurs personnages étrangement vêtus devant des forêts, des montagnes, des cimes couvertes de neiges éternelles et des maisons de trente étages.
Je sais à quoi m’en tenir sur les départs dont on parlait en France entre 1920 et 1927, images déteintes de la vieille mort chrétienne au monde, renonciations au monde contre les promesses les plus solennelles du bon dieu, qui parlait d’un recréation, de nouvelles arènes où toute la vie serait complètement restituée. Profusion de visions, de surprises, d’incidents révélés. Abondance de divinité.
Et je suis retombé sur les gens qui m’avaient effrayé. C’est ce que veut dire l’expression retomber de Charybde en Scylla.
Récifs pour récifs, j’aime mieux la terre.
On pourrait tirer de là une raison sans cesse renaissante d’avoir peur et de faire éternellement le juif errant.
Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aime même un seul champ, je m’en contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu’il y passe des voisins, Je ne veux pas connaître l’absence d’espoir des vagabonds : cela aussi j’ai su ce que c’était sur les côtes de la Mer Rouge, de l’Océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des voyages en regardant Aden comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.
Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours l’impression qu’on est debout au sommet de quelque chose, qu’on a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché, les escales arrivent, on descend sur des quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous. Le bateau repart, vous avez, une fois encore, perdu une place humaine, avec une belle occasion de rester tranquille. C’est le vrai voyage, où l’on referme, comme un coupable dans I’Hadès, ses bras étendus sur de la fumée de navires, des brouillards de lumière. Le voyage est une suite de disparitions irréparables.
Renonçons à conquérir des archipels désirables, producteurs de pétrole et d’épices, où la poésie place de très hautes femmes debout dans des robes de couleur, des sœurs d’Ariane ramassent les fruits de mer et guettent les descendances de Thésée. En 1926, j’ai entendu des gens de commerce parler avec une émotion véritablement sincère de l’entrevue de Salomon et de la reine de Saba, du royaume de Balkis et de la Côte des Aromates. Ils croyaient que ces royaumes sont à leur porte, et se permettaient d’espérer qu’un archéologue sensible aux éléments fantastiques de sa science se mît à la recherche d’Ophir, « entre Aden et Dafar ».
Mais moi, je ne me condamnerai pas à l’enfer des voyages, qu’Ariane meure en paix. Mes ennemis ne peuvent pas compter sur cette naïveté de ma part.
Enfin on peut tirer des clartés profitables de cette proposition rudimentaire que les hommes sont partout, même dans les capitales du désert. J’ai fait bien des milles marins pour saisir pourquoi mes compatriotes que je devais aimer me faisaient peur. Quelle simplicité, il y a des femmes sensibles, des enfants, et même des hommes respectables comme des médecins, des notaires, qui se promènent seuls la nuit. Pour des quantités de raisons, profondes ou légères, qui ne me regardent pas actuellement. Il peut leur arriver d’apercevoir un arbre, un arbre qui n’est qu’un arbre, avec des branches et des feuilles, un tronc, une écorce, un aubier, avec des nids, des oiseaux de nuit, et peut-être une ombre, s’il y a de la lune. Ils peuvent le prendre pour un spectre qui en veut à leur âme, ou un bandit qui va violer la femme, voler l’homme, enlever l’enfant, ils peuvent fuir comme si un train arrivait sur eux. Mais ils pourraient aller voir de près et savoir qu’une branche déformée par la nuit n’est qu’une branche sur laquelle il ne serait pas plus défendu de monter que sur une branche de jour.
J’ai fait tous mes détours pour retomber finalement sur la branche qui m’avait fait si peur. Je veux dire que je retrouve les ombres redoutables que je fuyais et je vois que ce sont des hommes dont le nombre seul risque d’être dangereux. Je les mesure de près, ils ont les mêmes dimensions et les mêmes formes qu’en France. Mais la nuit qui les rendait redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots et de beaux arts est dissipée par le soleil, qui dessèche jusqu’aux morts. Qu’ils sont de peu de poids ! Qu’il m’est facile de saisir pourquoi je craignais d’être pareil à eux !
Voilà le prix des escales. Il n’y a qu’une espèce valide des voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.
Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l’oubli des mers.
L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait d’eux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales d’une ville, d’un territoire, d’une zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir, volupté.
Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine s’intéressent-ils aux hommes.
Un homme n’est pas un œil qui apprend ce qu’il regarde, une oreille qui écoute. L’espace n’est pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. C’est un réceptacle, une cire, il ne faut pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.
Quand on a dit qu’il y a des paysages où l’on crève de froid, d’autres où l’on se dessèche de chaud, et qu’il n’est possible de vivre facilement qu’entre les deux, il n’y a plus grand chose à ajouter sur la poésie de la terre. Les territoires ne sont pas des associés, ni des professeurs de morale, ni des missionnaires préchant ici l’ordre, là le désordre : tout est en nous. Ils ne persuadent rien. Ce lyrisme est tout à fait vide de matière.
Les hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et au désordre des troupeaux humains qui sont dans les paysages et vous serez forcés de juger, d’aimer, de détester, de céder, de résister : l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente. Alors on ne confondra pas le bien-être rural avec une communion, les mélanges de couleurs avec les inspirations de la grâce efficace : il ne faut pas se croire sauvé parce qu’on est heureux de voir des blés verts : les familles qui descendent le dimanche à Nogent-sur-Marne épuisent tout ce qui peut dans la nature émouvoir réellement un cœur.
Parlez-moi aussi longtemps que vous voudrez de ce que l’homme fait sur ces scènes tournantes et il y a des chances pour que je vous comprenne. Un jugement humain est seul intelligible, même s’il s’agit de la terre : les paysages mélancoliques sont ceux où les enfants meurent de faim, les paysages tragiques sont ceux que traversent des files de gendarmes casqués et des convois de canons, les paysages exaltants ceux où n’importe qui peut embrasser une femme sans trembler de froid ou de peur. Je ne comprends que ceci, que les pays offrent des résistances inégales aux désirs et à la joie. Si je peux vivre en homme dans les quatre éléments, tout pays me sera bon : que je respire d’abord. L’amour de la beauté pourra bien m’envahir lorsque je serai vieux. Mais vous me faites rire avec vos révélations naturelles et vos magasins de symboles. Pourquoi, sans espoir dans le commerce humain, irais-je m’enfermer dans la nature, lui accorder une confiance refusée aux vivants ? Un refus de l’amour, de l’amitié, de la victoire, un parfait désespoir peuvent conclure par cette retraite : cette sagesse qui ne comporte plus aucun espoir dans l’homme est celle d’Épicure, lorsque tout paraissait condamné, ce héros fit la part du feu. Pourquoi voulez-vous me voir absolument désespéré, me livrant aux mouvements du ciel ? Je vous donnerai plus de fil à retordre que vous ne pensez.
Quand j’eus saisi les hommes, je n’eus que le retour dans la tête, impatient comme un cheval avec ses gros yeux noirs et ses pieds anxieux. Je voyais mon temps se perdre, cette chose qui m’appartient. Mais comme les hommes, je n’en suis pas riche : je mourrai. L’isolement où j’étais m’interdisait toute action efficace, toute lutte, qui eût été d’un poids dérisoire dans une ville qui n’était qu’un reflet simplifié des villes de l’Occident. Je soupçonnais aussi qu’en Europe je ne serais pas si seul.
L’Europe, une souche qui a laissé tomber un peu partout des racines adventives comme un figuier banyan : attaquons la souche d’abord.
XIV
Trop lentement au gré de mon impatience, je reviens. J’allais dire, je remonte, nous croyons penser à l’univers, nous ne pensons qu’aux cartes et, pour aller du sud au nord on lit la mappemonde de bas en haut. Dans le ciel cela ne veut rien dire. Le nord est dans tous les sens.
C’est encore un voyage freiné tous les jours par les vents, les embarquements et les débarquements de marchandises. Entre Massaouah et Djeddah il faut marcher contre une tempête aveuglante et blanche au milieu des brûlures de l’air remué, la vitesse descend à cinq nœuds, je mange des bananes de Chine, cadeaux d’un marchand arabe de Hodeidah, je sens l’odeur des moutons dans la cale, je suis ivre d’impatience et de fureur, va-t-on lancer jusqu’aux vents contre moi ?
Les villes à moitié enfouies sous les sables, tassées derrière les lignes de madrépores font des signaux d’appel aussitôt annulés. C’est un film horrible de promptitude et d’éclipses qui laisse des souvenirs consumés.
Zeilah est l’un des ports de la côte britannique des Somalis. On dit qu’elle fut aussi un port de la reine de Saba. Elle est bâtie à soixante milles environ vers le sud est de Djibouti.
Ce n’est qu’une bourgade qui dépasse le niveau de la mer comme un radeau : du pont des navires, c’est une sorte de mirage usé : ce n’est point une de ces hautes apparitions de soleil qui dominent la plaine des eaux à la façon de grandes galères couvertes de pavillons, de clochetons, de mâts, mais une image érodée par le sable, les vents et le soleil.
Comme la haute mer est séparée du rivage visible par un de ces hauts fonds insidieux dont on suit les détours sur les instructions nautiques, les bateaux restent au large : les passagers descendent d’abord sur un petit boutre indigène penché sur l’eau même si le vent ne souffle pas, avec ces marins noirs accroupis à l’avant, impatients de toucher la côte de leurs mains. Puis le boutre racle le fond. On est porté dans une chaise par deux grands Somalis qui débrouillent les couloirs du fond comme un écheveau familier. De jeunes garçons courent et la mer jaillit, ils crient douchés par l’eau de cuivre qui ruisselle sur leur peau de ce beau noir à reflets rouges du pays. Leurs cris qui filent vers le ciel ne retombent plus.
Le sol est comme un mortier de poissons morts : chaque pas écrase des arêtes, des coquilles, soulève une poussière mêlée d’écailles.
Un cri d’enfant, une querelle de vieille femme, un bêlement de mouton qu’on égorge derrière un muron, nul bruit de pas, nul chuintement de feuilles, pas de chants, de disputes, un silence sans frontières, tombe du ciel comme une pluie de cendres lancées par un volcan plus lointain qu’un appel d’alouette.
On voit des groupes dormir sur des places vides. Dans dés pièces blanches démeublées, des commerçants désœuvrés achètent et vendent quelques peaux. Ils fument ces cigarettes à l’Éléphant, aux Ciseaux, que Wills fabrique pour les gens de couleur, et qu’un blanc ne fume pas. Les hommes de Zeilah se nourrissent-ils de pierres ? Se sentent-ils oubliés au bord de leur désert ? Vivent-ils sous la terre pour habituer leurs corps au grand poids de la mort ?
À Hodeidah, dans les entrepôts, à l’extrémité de longs couloirs, derrière des vantaux travaillés, sont effondrées les collines verdoyantes de café où, comme dans un bain froid les membres perdraient leur sueur. Les petites juives descendues de leurs montagnes de Sana trient ce café. Elles sont couvertes de toiles bleues et passées, elles mordent dans le vent du désert le bout mouillé d’une étoffe rouge et noire. Sous leur crasse, qu’elles pourraient inspirer de désir, faute de temps ces désirs se désagrègent au soleil.
On est en avril : c’est le moment où les pèlerins montent vers Yembo et Djeddah, ports de Médine et de la Mecque. On croise du côté de Loheyah des transports chargés de gens de la Malaisie et de l’Inde qui voient la sainteté au bout de leur voyage. Ils possèdent des suites d’enfants à bonnets dorés, des malles de métal peintes à fleurs, des parapluies de coton. Il leur faut du loisir pour attendre le bon plaisir des quarantaines, des bureaux, des douanes, des médecins égyptiens à la politesse sifflante. Assemblés sous les hangars en plein vent des ports ils monnayent des fortunes de patience. Au milieu de Djeddah pleine de pans de murs écroulés, d’amoncellements de gravats et de déblais, du côté du tombeau de la Grand’Mère et de la porte de la Mecque attendent pareillement les caravanes de chameaux tout chargés et les Fords sordides qui datent des premières comédies de Mac Sennett. Tout est espoir dans une torpeur de maladie. Les pèlerins endurent tout, les brutalités, les délais, les vols des entrepreneurs de pèlerinage. Il manque les bidons bleus, les Bernadettes de plâtre, les médailles de la Vierge, les polytechniciens brancardiers, on se croirait à Lourdes.
Des drapeaux pendent comme des peaux le long des hampes, ce sont les pavillons des consulats d’Europe, des pays qui possèdent des sujets musulmans. On pense à une Genève de l’Islam : le drapeau rouge des Soviets accepte pour une fois la compagnie meurtrière de l’Union Jack. Cependant les consuls dorment derrière leurs balcons fermés et ajourés dans tous les coins de cette ville sans glace où le sirop de violettes a la température d’une potion.
Dans le port, entre deux rangées de coraux, le yacht blanc du roi Ibn Séoud achève de rouiller sur une eau de sulfate de cuivre.
Patience, sommeil sont les deux mots de passe de ces terres inconsolables décorées de merveilles sinistres et d’hommes de mauvais augure. Un poème arabe fait dire à l’Arabe : « Je suis le fils de la patience ». Cet Orient sèche au soleil comme les poissons échoués, comme les morts dans l’air sans germes du désert. C’est une corruption stérile. Des habitants dont le nombre paraît immense au milieu de ces solitudes minérales remuent faiblement. Conduits par des activités dont le sens s’est complètement évaporé, ils se laissent couler vers la mort, assis sur des pierres tombées de leurs maisons. Ils sont dans une espèce de béatitude muette dont ils sortent pour parler à toute vitesse, pour signer de moment en moment des papiers de commerce.
Un Européen n’arrive pas à séparer, dans les idées qu’il peut former de la vie, les gestes humains des apparitions rafraîchissantes des végétaux, des rivières et des machines. Une inquiétude que les meilleures raisons ne sauraient dissiper saisit ce petit-fils de paysans et d’artisans devant une existence consacrée à des tâches inexplicables qui ne se mesurent pas en dernier ressort à la croissance d’une moisson, à la production d’un outil, devant des loisirs qui ne comportent pas normalement la marche dans un jardin.
De sa vie à celle des plantes le plus facile et le plus constant des échanges est institué : le mouvement des saisons qui n’ont pour lui qu’une réalité végétale lui sert de repères. Ses divertissements, ses repos sont saisonniers, ses fêtes religieuses mêmes. Il connaît des travaux et des plaisirs pour les quatre saisons. L’habitant des villes n’est pas exclu de ces lois, il lui suffit de voir les feuilles des marronniers, pousser, les cerises paraître chez les fruitiers. Il sait dominer les forces modestes de ses climats : il entretient donc l’illusion d’une nature docile et peut-être complice, assujettie à ses propres destins. Sur les bandeaux tempérés de la terre, il se croit libre parce qu’il triomphe.
L’Européen est encore mécanicien. L’invention, l’usage et l’intelligence des instruments, des machines occupent les heures qui ne sont pas rattachées finalement à un sol capable de productions. Chacune de ces opérations lui prouve aussi son pouvoir. Il ne forme aucune idée naturelle de la fatalité. Ces gestes pourront encore sauver les gens d’Europe.
Mais sur les zones du désert, les hommes n’entretiennent que des rapports mystérieux ou trop simples avec une terre qui ne participe pas aux générations utiles à la vie. Elle est un espace pour des marches uniformes, un objet pour une contemplation monotone. Entre la presqu’île du Sinaï et l’île de Socotora, il faut accepter une nature où les hommes sont véritablement étranges : ils n’y peuvent rien, leurs souhaits, leurs désirs n’ébranlent pas la permanence du désert. Les incidents du climat, les tempêtes de sable, les orages prennent une violence telle qu’elle exclut toute tentative humaine de résistance ou d’utilisation. Par excès de vent, faute de blé, faute de rivières on ne trouve pas de moulins. Sur cette impuissance se fonde la croyance dans la fatalité. Un homme qui peut en même temps aimer une chute d’eau et monter sur elle une turbine ne croira jamais que toutes choses sont écrites.
Alors ces villes perdues communiquent une sorte de maladie de la paresse. Reniées, oubliées, elles se consument, la vie prend les déguisements de la mort. Ne parlez pas aux gens de l’Europe du kief, du nirvana. Ils vous diront de laisser les morts tranquilles.
La Méditerranée finit par reparaître, peuplées de tous les noyés antiques.
Le cercle bouclé, je vis un matin le château d’If, et devant des collines blanches, Notre-Dame de la Garde. J’étais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison.
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