Maurice Ulrich, Mort d'Alain Delon, une légende et ses mythes, L'Humanité, 18 agosto 2024
Il n’était pas un saint et n’a jamais prétendu l’être. Difficile quand on a un peu la beauté du diable et même si Visconti, en 1960, en fait dans Rocco et ses frères une sorte d’archange se sacrifiant pour son frère perdu, Simone. Quelques mois plus tôt, c’est le personnage de Tom Ripley dans Plein Soleil qui le révèle. Manipulateur, cynique et assassin, quand bien même on entrevoit en lui comme la fêlure des humiliations subies à n’être qu’un domestique de luxe dans le film, un enfant rejeté dans la vie, peut-être.
C’est déjà la marque d’Alain Delon, décédé dimanche 18 août à l’âge de 88 ans. On le retrouvera dans plus de quatre-vingt-dix films, sans compter les téléfilms et les apparitions au théâtre. Le regard bleu parfois glacial, le visage fermé, le sourire inquiétant, le corps qui occupe l’espace, un peu comme un félin. La tendresse, ce n’était pas trop son truc, même quand il dit à Claudia Cardinale dans Le Guépard qu’il veut qu’elle soit sa femme et non pas une maîtresse.
Le Guépard, bien sûr et Tancrède, le neveu désargenté du Prince Salina. On dirait que Visconti, dont on peut préjuger au passage qu’il n’était pas insensible à sa beauté, a su, comme peu d’autres, faire coller le personnage à la vérité de l’acteur. Tancrède ne calcule pas. Il est dans des phases de sincérité successives. Garibaldien quand il le faut, satisfait de son mariage avec Angelica quand on fusille ses anciens compagnons d’armes et que, selon la célèbre formule qu’il donne à son oncle comme explication des temps nouveaux, il fallait que tout change pour que tout reste comme avant.
Mais parle-t-on de Delon, Alain, né en 1935 à Sceaux, dans ce qui est actuellement les Hauts-de-Seine, ou de son image, plutôt ses images ? Son père dirige un cinéma à Bourg-la-Reine, sa mère travaille dans une pharmacie. Mais il a quatre ans lorsqu’ils divorcent et qu’il est confié à une famille d’accueil où le père est gardien de prison à Fresnes. Placé dans une pension catholique, il est renvoyé à plusieurs reprises et en arrive à préparer un CAP de charcuterie auprès de l’homme que sa mère a épousé en secondes noces.
À 17 ans, il s’engage dans la marine nationale. Après un vol de matériel, il est invité à partir ou à prolonger son engagement pour trois ou cinq ans. Ce sera à Saïgon pendant la guerre d’Indochine. Vers la fin de sa période, il est mis aux arrêts après le vol d’une jeep. Ce n’est pas pour autant qu’il rejette la chose militaire, au contraire.
Il a déjà 21 ans quand il rentre à Paris où il enchaîne les petits boulots comme les fréquentations douteuses. Jean-Claude Brialy le remarque à Saint-Germain-des-Près où il a rencontré l’actrice Brigitte Auber et l’invite au Festival de Cannes. Sa belle gueule, ange et un peu voyou, lui ouvre un peu plus que les portes. En 1957, il a un premier rôle dans Quand la femme s’en mêle d’Yves Allégret, en 1958, c’est Christine avec Romy Schneider et Brialy.
Dans Sois belle et tais-toi de Marc Allégret, il croise déjà Belmondo. Il tourne régulièrement mais après le succès de Plein soleil, c’est le prix spécial du jury à Venise pour Rocco et ses frères qui l’installe dans la lumière avec Annie Girardot, bouleversante.
Il enchaîne avec l’Éclipse d’Antonioni, avec à ses côtés Monica Vitti et, en 1963, la Palme d’or du Festival de Cannes pour Le Guépard et le Golden globe du meilleur film en langue étrangère aux États-Unis pour Mélodie en sous-sol,
d’Henri Verneuil, avec celui qui est toujours le plus grand acteur
français, Jean Gabin, le propulsent au premier rang de ceux de sa
génération, lui qui dit l’être devenu « par accident ». Il songe déjà à la production de films. Il le fera avec un film audacieux, l’Insoumis, d’Alain Cavalier, autour de l’OAS, censuré pour partie après avoir été interdit et resté confidentiel.
Dès lors on suit, en même temps que s’allonge la liste des films, la chronique de ses amours. Il y avait eu Dalida, en 1956, et avec qui il chantera plus tard Paroles, paroles, Brigitte Auber, Michèle Cordoue, la femme, donc, d’Yves Allégret, Romy Schneider avec une romance qui dure cinq ans, Francine Canovas qui deviendra Nathalie Delon.
En 1964, ils ont un fils, Anthony. Il enchaîne les tournages en s’offrant même le luxe de résilier un contrat à Hollywood. On retient Les Centurions, le rôle de Chaban-Delmas dans Paris brûle-t-il, Les Aventuriers de Robert Enrico avec Lino Ventura et la lumineuse Joanna Shimkus.
1967. Le film Le Samouraï s’ouvre sur une citation du Bushido, la voie du guerrier au Japon : « Il n’est pire solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle du tigre dans la jungle, peut-être ». Avec ce film, Jean-Pierre Melville et lui créent une esthétique et comme une mystique. Jeff Costello est un tueur à gages presque mutique, impassible et dont on ne connaît rien sauf sa façon de lisser le bord de son feutre et la chambre qu’il occupe avec un canari dans une cage.
Le personnage acquiert une dimension d’un hiératisme tragique que Melville va décliner. Le grand banditisme devient un cérémonial entre hommes où les femmes ne sont que des maîtresses. Dans Le Cercle rouge, Delon est aux côtés de Gian Maria Volonte et Yves Montand. Bourvil, exceptionnel dans le rôle du commissaire qui les traque, est comme une incarnation du destin. Dans Un flic, c’est Delon le flic, mais comme en miroir.
Dans cette période, la réalité semble se confondre pour partie avec la fiction. Son garde du corps, Stevan Markovic, est retrouvé mort dans une décharge et un de ses amis, François Marcantoni, est accusé de l’assassinat. Il est soupçonné, interrogé à plusieurs reprises. Ses fréquentations anciennes ou présentes d’alors ne plaident pas en sa faveur. L’affaire prendra des proportions considérables en impliquant jusqu’au premier ministre Georges Pompidou et son épouse Claude. Rien ne sera retenu contre lui, et le fin mot de l’affaire ne sera jamais connu.
Au même moment, il tourne La Piscine de Jacques Deray. Là,
il n’est pas truand, ni flic, mais quand même assassin. Il retrouve Romy
Schneider, découvre Jane Birkin et pour la deuxième fois, il tue
Maurice Ronet. Drôle d’histoire. C’est aussi une réussite.
Son personnage de flic ou truand, il va en abuser dans nombre de films dont il est lui-même le producteur, en même temps qu’il fait prospérer sa marque, ses affaires, enrichit sa collection d’œuvres d’art. Borsalino fait exception avec l’amitié de jeunes caïds qui se noue à coups de poing entre lui et Belmondo.
On retrouve cependant le Delon de glace lorsqu’il liquide dans le foyer d’une locomotive le chef du gang adverse. Il sort du genre sous la conduite de Joseph Losey pour l’Assassinat de Trotsky et surtout l’exceptionnel Monsieur Klein ou son apparente indifférence aux événements, en l’occurrence la rafle du Vel d’Hiv, ne laisse rien présager de son geste final. Dans La veuve Couderc, il tourne avec Simone Signoret.
Dans Traitement de choc, il retrouve Annie Girardot et profite d’une scène de dispute pour la gifler plus violemment que prévu, en raison de son infidélité d’alors à son grand ami Renato Salvatori. Côté cœur, Mireille Darc a succédé à Nathalie. Ils resteront toujours amis.
En 1985, il est récompensé par le César du meilleur acteur pour Notre histoire de Bertrand Blier. Godard avec Nouvelle Vague,
en 1990, lui donne une sorte de brevet intello, mais sa grande période
s’achève, les vrais succès se font rares et Bernard-Henri Lévy lui offre
le premier et retentissant échec de sa carrière avec Le jour et la nuit
dont la prétention n’a d’égale que la vacuité. Il revient cependant au
théâtre à plusieurs reprises, dans des téléfilms, au cinéma aussi,
parfois dans des galères comme avec le rôle de Jules César dans Astérix aux jeux Olympiques en 2008.
En mai 2019, il reçoit la palme d’honneur du Festival de Cannes pour l’ensemble de sa carrière. Avec les années 2000, le temps est venu des hommages et des bouquets de fleurs. Le temps aussi du retrait, que ce soit en Suisse ou en France dans sa propriété de Douchy à l’abri de son mur d’enceinte, avec ses chiens. « Je hais cette époque, je la vomis », dit-il en 2018 dans un entretien à Paris-Match.
Alain Delon dans la vie était souvent violent, son fils en a témoigné dans son livre appelé, précisément, Entre chien et loup (éditions Points). Le monde mythique des amitiés viriles, régi par le code de l’honneur, pour lui était de droite, voire plus.
Il rappelait sans problème qu’il connaissait Jean-Marie le Pen depuis des décennies et les archives biographiques sont bavardes où l’on découvre une photo, prise en 1973, alors qu’il tourne Zorro en Espagne. Il pose avec Léon Degrelle, le chef des rexistes, réplique belge des nazis, engagé avec les SS sur le front russe, réfugié en Espagne après-guerre et révisionniste quand il fallait nier l’indéniable.
Une méprise, peut-être ? On voudrait le croire. En 2020, dans un autre entretien à Paris-Match, il déclarait : « J’étais très heureux quand j’étais Alain Delon au cinéma. Très heureux ». Oui, on préférait.
----------------------------------------------------------------------------------------
Nessun commento:
Posta un commento