sabato 30 luglio 2016

Il federalismo in Belgio e in Canada

Québec et Wallonie


Min REUCHAMPS (dir.), 2015, Minority Nations in Multinational Federations. A Comparative Study of Quebec and Wallonia, London – New York, Routledge, 198 p.

1 Délicate mais nécessaire entreprise que celle d’aborder la question des fédérations multinationales d’un point de vue comparatif. C’est leur capacité à surmonter les crises dont elles sont périodiquement affectées qui attire en général l’attention des chercheurs. Les cas du Pays basque en Espagne, de la Bavière en Allemagne, du Québec au Canada, de la Flandre en Belgique et, plus récemment, de l’Écosse au Royaume-Uni sont là pour le prouver. Dans le passé, c’était presque une règle de rapprocher le Québec de la Flandre, du fait des similitudes entre les deux régions : elles représentaient les exclus, ou les faibles, au sein de leurs États respectifs. Les choses ont cependant changé depuis, la Flandre étant, en Belgique, la région de loin la plus riche et la plus peuplée. Désormais, c’est la comparaison entre le Québec et la Wallonie qui s’impose. Les auteurs de ce collectif s’y attachent en privilégiant l’analyse, menée de l’intérieur, des deux régions conçues comme étant des réalités autonomes, par rapport à celle des relations que ces deux unités entretiennent avec les structures fédérales dont elles font partie. En tant que le Québec et la Wallonie font figure de petites patries, un regard attentif doit être porté sur ce qui se passe à l’échelle locale. Telle est la prémisse des travaux réunis dans ce volume. On la retrouve aussi bien dans l’introduction de Min Reuchamps qu’au fil des pages et dans la conclusion de Michael Burgess.
2 Les événements examinés dans l’ouvrage remontent aux années 1960, quand le Québec entame sa « révolution tranquille » et la Wallonie prend conscience de son statut minoritaire du point de vue social et économique. Là commence un processus qui atteint son faîte en 1995. Au Québec, ce fut l’année du deuxième referendum sur l’indépendance : le « non » remporta une victoire arrachée de justesse. Dès lors, la tendance à l’accroissement des pouvoirs attribués au Québec dans le cadre de la Fédération s’accentua et se révéla porteuse de nombreux résultats. 1995 est également une date cruciale pour la Wallonie, puisque, pour la première fois, est élu directement un Parlement wallon. Les pouvoirs dévolus à la région s’étant encore étoffés depuis, l’ensemble de l’édifice tend à se rapprocher de celui d’un État sans s’y identifier tout à fait. Les différences entre les deux cas envisagés demeurent cependant importantes ainsi que le rappellent, respectivement, Luc Turgeon et Jean-François Caron dans les deux chapitres qui forment la première partie de l’ouvrage (Setting the stage). Le Québec représente 25 % seulement de la population canadienne et, dans le pays, les francophones proprement dits sont encore moins nombreux par rapport à la population totale, puisqu’ils n’excèdent pas les 20 %. Dans le contexte belge, la population de la Wallonie représente 32 % de la population totale, tandis que la part de francophones, avec Bruxelles, atteint 41 %. Fait remarquable, tout en étant un pays majoritairement flamand, la Belgique a une capitale dont 80 % de la population s’exprime en français. De surcroît, la Wallonie était en fait englobée depuis longtemps dans une Belgique francophone officiellement majoritaire, ce qui contraste nettement avec la situation traditionnellement minoritaire du Québec. Qu’on ajoute à cela le vieux statut provincial du Québec et la constitution toute récente de la Wallonie en région autonome et l’on aura une idée de l’écart qui sépare les deux réalités.
3 Venons-en aux deux autres parties plus détaillées du livre. Tandis que la deuxième (trois chapitres) est consacrée à la politique (Politics), la troisième, et dernière (trois chapitres), l’est, quant à elle, aux stratégies d’action (Policies). La deuxième partie s’ouvre par une étude sémiologique (à vrai dire, les auteurs – Heidi Mercenier, Julien Perrez et Min Reuchamps – parlent de lexicométrie, de linguistique cognitive et de science politique). Il s’agit de voir quelle image de la région est offerte par les programmes électoraux des partis politiques entre 1994 et 2014. Il apparaît que la question identitaire domine au Québec, tandis qu’en Wallonie elle va de pair avec la question sociale. Les métaphores employées privilégient l’effort de construction d’une nouvelle nation au Québec, là où c’est le cadre de vie et le malaise qui sont au premier plan en Wallonie. Dans les deux contributions suivantes les partis s’effacent au profit des individus. Jérémy Dodeigne se demande si une classe politique locale est en train de se former. La Wallonie semblerait présenter de ce point de vue une plus grande mobilité ascendante. Le phénomène ne concerne toutefois qu’un petit nombre de personnes. La frontière entre l’échelon local et l’échelon supérieur garde tout son poids et les changements de statut entre l’un et l’autre sont, somme toute, rares. Sandra Breux et Vincent Jacquet, quant à eux, s’intéressent aux maires, « mayors » au Québec, « bourgmestres » en Wallonie. Leur rôle s’est vu récemment renforcé dans les deux régions. Un souci d’indépendance par rapport aux divisions partisanes et aux gouvernements centraux a fini par s’affirmer dans les deux cas. Cependant la profession du maire est plus politisée en Wallonie qu’au Québec.
4 En ce qui concerne les stratégies d’action (troisième partie de l’ouvrage), Maxime Petit Jean s’intéresse à l’administration publique, visée par des réformes marquantes : la loi sur l’administration publique au Québec en 2000 et la naissance d’une administration centrale wallonne, dénommée Service public de Wallonie, en 2008. Les buts poursuivis étaient les mêmes: efficacité et ouverture (responsiveness) aux citoyens. La volonté d’autonomie est pourtant beaucoup plus nette au Québec. L’administration wallonne n’a été longtemps qu’une copie de l’administration belge. Elle hésite dernièrement entre le choix d’une forme locale plus autonome et l’alliance avec Bruxelles dans le cadre de la Communauté française. C’est à Philippe Hambye que revient la tâche d’aborder un thème délicat : la politique des langues. Les différences entre le Québec et la Wallonie s’accentuent à ce sujet. Dans le cas du Québec, la concurrence de l’anglais se fait sentir, tandis qu’en Wallonie le néerlandais n’a jamais exercé d’attrait véritable. Les secteurs explorés sont au nombre de quatre : communication publique, éducation, politiques d’immigration et planification linguistique. Seul le Québec a développé une politique des langues cohérente et transversale, notamment avec la Charte de la langue française qui vise à assurer la priorité du français dans tous les domaines publics d’expression verbale. On peut ajouter qu’une telle politique a porté ses fruits. Enfin Stéphane Paquin, Marine Kravagna et Min Reuchamps consacrent un dernier chapitre aux relations internationales menées par chacune des deux régions. L’exercice d’une diplomatie parallèle a conduit le Québec à promouvoir une politique étrangère distincte de celle du Canada. En revanche, en Belgique on a assisté le plus souvent à une influence conjointe des deux acteurs francophones, Wallonie et Communauté française, sur les choix de l’État fédéral.
5 Un bilan de l’entreprise réalisée par Minority Nations tend à montrer que le choix de s’en tenir principalement au niveau régional dans l’analyse n’a pas été toujours heureux. Il est vrai que le Québec et la Wallonie sont des nations en marche, mais contre quels adversaires ? Qu’est-ce qui a empêché le Québec et la Wallonie d’aller plus loin sur le chemin d’une indépendance totale ? Et, d’abord, est-il si évident que la Wallonie aspire à l’indépendance ? Dans cet ouvrage même, Jean-François Caron décrit comme suit l’état actuel de l’opinion locale : « il n'est pas surprenant aujourd’hui de trouver qu’une vaste majorité de Wallons s’identifient davantage à la Belgique qu’à leurs autres entités culturelles (que ce soit la région wallonne ou la Communauté française) » (p. 32). Quant au Québec, l’option séparatiste à été sans conteste rejetée lors du referendum de 1995 par un nombre considérable de francophones (40 % environ) et par des minorités qui se sentaient menacées par une telle perspective (voir le cas des féministes anglophones cité par Luc Turgeon, p. 19). L’on dirait que des figurants inattendus sont venus perturber le scénario d’une pièce peut-être trop simpliste : les Canadiens, qui existent, et les Belges, qui existent aussi. Ce sont eux qui s’opposent à un fractionnement plus poussé de leurs États. Que ce soit au nom de la neutralité scientifique ou pour d’autres raisons non explicitées, les dégâts provoqués par un morcellement excessif du pouvoir ne se voient pas accorder une place de choix dans cet ouvrage. Or, les attentats terroristes de Bruxelles du 22 mars 2016 sont là pour nous rappeler que le souci de ménager les susceptibilités locales peut devenir un obstacle majeur dans la prévention des atteintes à la sécurité collective.  (Giovanni Carpinelli)
 A paraître dans Revue européenne des sciences sociales

lunedì 18 luglio 2016

Come cambia la storia del pensiero politico

 


Arnault SKORNICKI et Jérôme TOURNADRE, La Nouvelle Histoire des idées politiques

Giovanni Carpinelli
p. 273-276
Référence(s) :
Arnault SKORNICKI et Jérôme TOURNADRE, 2015, La Nouvelle Histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 123 p.

1 Qu’est-ce qu’une « idée politique » ? Si la question est simple, la réponse ne l’est pas. Dans l’ouvrage d’Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre deux réponses se font face. Traditionnellement, on a été longtemps porté à croire que les « idées politiques » étaient des variations sur un petit nombre de thèmes importants et établis une fois pour toutes : l’État, la liberté, le pouvoir, et ainsi de suite. Selon une telle perspective d’ordre philosophique, le débat avait surtout pour protagonistes quelques grands auteurs classiques. Quoiqu’un peu caricaturale, cette image correspond à la démarche suivie par l’ancienne histoire des idées politiques. Depuis 1960, on assiste à un changement complet dans la manière d’aborder la discipline, telle que, près de quarante ans plus tard, une nouvelle histoire des idées politiques a pris forme qui s’est imposée à l’étranger plus encore qu’en France. C’est ce changement dont rend compte l’ouvrage.
2 Dans un premier temps, c’est surtout la méthodologie qui a été révisée. Puis l’objet même de la discipline a connu une expansion considérable. Les documents les plus divers ont fini par prendre la place des monuments – les classiques – qui dominaient la scène jusqu’alors. « Le mode d’existence des idées est pluriel » disent les auteurs dans l’introduction. Les concepts abstraits ne sont plus les seuls acteurs des idées politiques. Bien d’autres éléments sont désormais pris en considération : les croyances, les valeurs, les slogans, les représentations, les lieux communs, etc. La production des idées n’a en conséquence plus été perçue comme le monopole des penseurs professionnels et/ou reconnus du politique, en sorte que n’importe quel quidam pouvait tout aussi bien y jouer un rôle. D’autant que les frontières du politique sont-elles mêmes susceptibles de se déplacer et d’embrasser une grande variété d’objets sociaux : une œuvre d’art, un graffiti aussi bien qu’une discipline scientifique « véhiculent au moins implicitement une certaine vision de l’ordre social, des rapports de pouvoir, etc.» (p. 4-5). Nous entrons ainsi dans un domaine beaucoup plus vaste que celui réservé à l’ancienne histoire des idées politiques. L’ouvrage entend précisément mener le lecteur à la découverte de ce monde nouveau, tout en mettant en évidence en quoi cette « nouvelle histoire des idées politiques » diffère de la conception traditionnelle de la discipline.
3 Cinq chapitres très denses font le tour des tendances les plus remarquables. La question de la méthodologie fait l’objet d’un premier chapitre. Les résultats produits par l’école de Cambridge, et notamment les travaux de Peter Laslett, John Dunn et Quentin Skinner, y font figure d’avant-garde. Parmi les promoteurs du changement, une place de premier plan revient aussi à John Greville Agard Pocock. Ce sont Pocock et Skinner qui ont montré le plus de détermination en menant une bataille sur deux fronts, contre l’idéalisme et contre le marxisme. Le maître-mot de l’école est « contexte » : un défi a priori banal (p. 9), mais qui se heurte au langage et à la rhétorique d’un milieu peu favorable à la contextualisation.
4 Le deuxième chapitre s’ouvre sur l’œuvre de Reinhart Koselleck et de ses différents collaborateurs (p. 33-41). Ici, à la différence des historiens de Cambridge, ce sont les concepts qui retiennent l’attention. Le langage et l’histoire, selon Koselleck, poursuivent une existence parallèle, ils s’éclairent mutuellement tout en restant séparés : l’histoire arrive à se passer du langage pour toute sorte de phénomènes – la naissance, l’amour, la mort, ou les maladies, la faim et la misère, etc. – et le langage à son tour ne se confond pas avec l’acte qu’il contribue à préparer, à déclencher ou à accomplir. Dans les pages suivantes, les noms de Luigi Firpo et Franco Venturi sont invoqués de manière à rendre compte de l’essor très favorable de la nouvelle histoire des idées politiques en Italie. Le sort de la France a été en revanche moins heureux, l’histoire des idées politiques ayant échoué à obtenir une reconnaissance institutionnelle et à trouver une place à part entière dans l’université et dans la recherche. L’école des Annales a joué, à cet égard, un rôle négatif en privilégiant l’histoire des mentalités. Et c’est finalement à Michel Foucault que l’histoire des idées doit son renouvellement en France. Ce dernier a voulu réaliser une généalogie du savoir : « une contre-histoire des sciences, en tant qu’elles sont imbriquées dans les systèmes de pouvoir et les luttes historiques » (p. 45). Rappelons que Foucault est avec Derrida à l’origine du tournant linguistique qui, dans le courant des années 1980, a eu une influence déterminante sur l’histoire et les sciences sociales : « comment, et à quel point, la réalité politique (l’État, les révolutions, la lutte des classes, les partis…) est-elle construite par les conventions langagières manipulées par des acteurs capables de réfléchir leur expérience et leur action ? » (p. 46). En France, un tel changement est alors incarné par Jacques Guilhaumou et Pierre Rosanvallon. Le premier contribua avec d’autres, Régine Robin notamment, à introduire dans l’hexagone les travaux de l’école de Cambridge et l’histoire conceptuelle à la manière de Koselleck. Le second a construit dans les années 1970 « une œuvre abondante et polyvalente » (p. 48) qui vise à « mettre au jour les systèmes de représentation qui commandent la façon dont une société, dans sa pluralité, conduit et envisage ses actions » (p. 47). En même temps, il réserve une place de choix aux idées et pense à une histoire du politique par les idées. Le tournant linguistique a enfin trouvé en Grande Bretagne un acteur majeur dans la figure de l’historien Gareth Stedman Jones. La conscience cesse d’être pour lui un miroir qui reflète la réalité, elle devient un facteur actif qui contribue à façonner le monde : c’est la lutte qui fait les classes plutôt que l’inverse (p. 51-52).
5 Avec les troisième et quatrième chapitres, le discours des auteurs se déroule sur un plan beaucoup plus large. Les limites temporelles reculent, on évoque la sociologie de la connaissance à partir de Karl Mannheim et l’on remonte jusqu’à Destutt de Tracy et Karl Marx pour aborder la question de l’idéologie. Les limites spatiales englobent désormais, avec l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord. Si le centre de l’intérêt scientifique pourrait encore être désigné par le mot « contexte », il ne s’agit plus cependant du contexte langagier, intellectuel ou politique, mais du contexte « social ». C’est donc une histoire sociale des idées politiques qui est envisagée par les auteurs, selon qu’il s’agisse de s’en référer aux principaux théoriciens (troisième chapitre) ou de rendre compte de l’étendue de son retentissement (quatrième chapitre).
6 Comme le montre le troisième chapitre, deux américains, le sociologue Charles Camic et le politiste Neil Gross, sont dans les années 2000 les pionniers d’une approche axée sur la dimension locale des configurations dans lesquelles se meuvent les penseurs. Un autre élément mis en valeur par les deux savants est l’identité qu’un auteur projette de lui-même (intellectual self concept). Il est montré, par exemple, à l’occasion d’un encadré, comment Gross a analysé la biographie du philosophe Richard Rorty dans un volume de près de 400 pages sur la base d’une série de traits – l’indépendance, le pluralisme, etc. – qui semblent traduire la volonté de sa part d’incarner le « patriote américain de gauche» (p. 60-61). Dans un autre paragraphe, le marxisme revu et corrigé des époux Wood est à l’honneur, Ellen Meiksins et Neal Wood faisant preuve d’une finesse remarquable dans leurs études sur les différents théoriciens. L’œuvre de Pierre Bourdieu enfin est illustrée à deux reprises, respectivement dans les troisième et quatrième chapitres (p. 66-67 et p. 79-81). Foisonnant, le personnage déborde quelque peu des cases dans lesquelles on essaie de l’enfermer. Le champ intellectuel correspond chez lui au contexte proposé par l’école de Cambridge. Que son autonomie vienne à faiblir et les enjeux qui le caractérisent sont « rattrapés par la logique d’autres univers sociaux » (p. 67). La sociologie des idées politiques, avec Frédérique Matonti notamment, va aussi au-delà des auteurs cardinaux pour examiner de près, à propos de la vague structuraliste notamment, le réseau varié des protagonistes mineurs, épigones, éditeurs, journalistes, soit tout un système de production. La vulgarisation se voit ici attribuer un intérêt considérable, conformément à l’enseignement de Bourdieu.
7 Le quatrième chapitre est centré sur l’idéologie. Après une vision rétrospective rapide, cette notion nous est présentée chez les historiens Georges Duby et Roger Chartier. L’étude des mentalités s’efface au profit d’une vision plus spécifique : tandis que Duby associe l’idéologie à l’imaginaire, Chartier essaie de remplacer l’histoire sociale de la culture par une histoire culturelle du social, telle que le domaine qui s’ouvre alors à la recherche est celui de la lutte des représentations. Bourdieu et son école sont parvenus à dépasser la référence simple à l’idéologie, en introduisant des termes qui permettaient d’explorer d’autres territoires : lieux neutres qui convergent sur des lieux communs, esprit du temps, doxa, etc. Une dernière question est enfin envisagée pour clôturer ce quatrième chapitre : comment les masses s’emparent-elles des idéologies ? Bien des transactions peuvent se produire sur le marché des biens symboliques. La culture des classes populaires réserve à cet égard bien des surprises et reste un domaine encore assez peu étudié.
8 Le cinquième chapitre concerne la réception éventuelle et souvent tortueuse des idées par les opérateurs sur le terrain, gouvernement, administration, personnel politique et militants. Peu de noms illustres ici et un grand éparpillement des études. Le sens des idées est soumis à des changements en fonction des contextes qui varient dans le temps et dans l’espace. La transposition donne lieu à une recréation, ainsi que le suggérait Ricoeur à propos de la traduction. Il arrive qu’une idée s’impose parce qu’elle est utile au-delà des idéologies et des intérêts en jeu. L’identification, l’invention même d’une figure nouvelle, ainsi celle du « chômeur» à la fin du xixe siècle, a pu permettre aux savants de se joindre aux politiques. Les sciences du gouvernement mènent à une catégorisation et à une hiérarchisation des problèmes.
9 Ce livre est en même temps un guide et un manifeste. En montrant ce que l’histoire des idées politiques est en train de devenir, les auteurs veulent favoriser la propagation d’un tel changement en France. Dans un pays si souvent fier de sa tradition et de son prestige intellectuel, il est frappant de constater un tel déclassement international : « plusieurs entreprises (la plupart hors de France) furent menées pour refonder le domaine et rompre avec les traditions historiographiques dominantes » (p. 3). En revanche, l’Italie s’est hissée à un rang supérieur : « terre d’élection de la pensée politique », pays où « l’histoire de cette dernière a tôt reçu ses lettres de noblesse » (p. 41). Aussi, le but poursuivi par l’ouvrage est-il celui d’intégrer la discipline d’une façon « pleine et entière dans les sciences sociales» (p. 108). Voilà qui est dit.
10 D’une certaine manière, à l’attention pour la pensée en tant que telle se substitue l’attention pour le langage qui constitue et traverse la pensée. Pierre Rosanvallon, par exemple, « entend écrire une histoire de la démocratie moderne comme celle d’un sujet qui s’élabore lui-même dans l’histoire, au travers d’expérimentations, de tâtonnements et de conflits internes » (p. 49). Claude Lefort, à son tour, voit dans ce régime politique l’« auto-institution du social » (ibid.). Pour Stedman-Jones, « la reconstitution du passé passe […] par une attention soutenue aux formes rhétoriques qui contribuèrent à le produire » (p. 52). Il n’est pas étonnant que cette inflation langagière donne lieu à une dissolution de l’individu. Il est à cet égard remarquable que les encadrés explicatifs qui accompagnent les différents chapitres concernent, à l’exception de Locke et Rorty, plusieurs auteurs simultanément, renvoyés à tel ou tel de leurs ouvrages mais sans mention biographique complète. Quoiqu’une génération sépare Pocock et Skinner leurs années de naissance ne sont ainsi pas rappelées. Il en va de même pour Bourdieu et Foucault. En revanche, Meinecke, Koselleck, Croce, Firpo et Venturi ont droit à de telles précisions chronologiques. Dans un livre sur la « nouvelle » histoire des idées politiques, les trois derniers noms que nous venons de mentionner représentent, avec Gramsci, la seule production italienne bien identifiée, comme si l’apport de l’Italie à l’histoire des idées s’était arrêté là. Quelques lignes supplémentaires sur les travaux respectifs de Carlo Ginzburg, Remo Bodei ou Sergio Luzzatto n’auraient pas été malvenues.

Revue européenne des sciences sociales, 53-2 | 2015