Arnault SKORNICKI et Jérôme TOURNADRE, La Nouvelle Histoire des idées politiques
Giovanni Carpinelli
p. 273-276
Référence(s) :
Arnault SKORNICKI et Jérôme TOURNADRE, 2015, La Nouvelle Histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 123 p.
1 Qu’est-ce
qu’une « idée politique » ? Si la question est simple, la réponse ne
l’est pas. Dans l’ouvrage d’Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre deux
réponses se font face. Traditionnellement, on a été longtemps porté à
croire que les « idées politiques » étaient des variations sur un petit
nombre de thèmes importants et établis une fois pour toutes : l’État, la
liberté, le pouvoir, et ainsi de suite. Selon une telle perspective
d’ordre philosophique, le débat avait surtout pour protagonistes
quelques grands auteurs classiques. Quoiqu’un peu caricaturale, cette
image correspond à la démarche suivie par l’ancienne histoire des idées
politiques. Depuis 1960, on assiste à un changement complet dans la
manière d’aborder la discipline, telle que, près de quarante ans plus
tard, une nouvelle histoire des idées politiques a pris forme qui s’est
imposée à l’étranger plus encore qu’en France. C’est ce changement dont
rend compte l’ouvrage.
2 Dans
un premier temps, c’est surtout la méthodologie qui a été révisée. Puis
l’objet même de la discipline a connu une expansion considérable. Les
documents les plus divers ont fini par prendre la place des monuments –
les classiques – qui dominaient la scène jusqu’alors. « Le mode
d’existence des idées est pluriel » disent les auteurs dans
l’introduction. Les concepts abstraits ne sont plus les seuls acteurs
des idées politiques. Bien d’autres éléments sont désormais pris en
considération : les croyances, les valeurs, les slogans, les
représentations, les lieux communs, etc. La production des idées n’a en
conséquence plus été perçue comme le monopole des penseurs
professionnels et/ou reconnus du politique, en sorte que n’importe quel
quidam pouvait tout aussi bien y jouer un rôle. D’autant que les
frontières du politique sont-elles mêmes susceptibles de se déplacer et
d’embrasser une grande variété d’objets sociaux : une œuvre d’art, un
graffiti aussi bien qu’une discipline scientifique « véhiculent au moins
implicitement une certaine vision de l’ordre social, des rapports de
pouvoir, etc.» (p. 4-5). Nous entrons ainsi dans un domaine beaucoup
plus vaste que celui réservé à l’ancienne histoire des idées politiques.
L’ouvrage entend précisément mener le lecteur à la découverte de ce
monde nouveau, tout en mettant en évidence en quoi cette « nouvelle
histoire des idées politiques » diffère de la conception traditionnelle
de la discipline.
3 Cinq
chapitres très denses font le tour des tendances les plus remarquables.
La question de la méthodologie fait l’objet d’un premier chapitre. Les
résultats produits par l’école de Cambridge, et notamment les travaux de
Peter Laslett, John Dunn et Quentin Skinner, y font figure
d’avant-garde. Parmi les promoteurs du changement, une place de premier
plan revient aussi à John Greville Agard Pocock. Ce sont Pocock et
Skinner qui ont montré le plus de détermination en menant une bataille
sur deux fronts, contre l’idéalisme et contre le marxisme. Le maître-mot
de l’école est « contexte » : un défi a priori banal (p. 9), mais qui se heurte au langage et à la rhétorique d’un milieu peu favorable à la contextualisation.
4 Le
deuxième chapitre s’ouvre sur l’œuvre de Reinhart Koselleck et de ses
différents collaborateurs (p. 33-41). Ici, à la différence des
historiens de Cambridge, ce sont les concepts qui retiennent
l’attention. Le langage et l’histoire, selon Koselleck, poursuivent une
existence parallèle, ils s’éclairent mutuellement tout en restant
séparés : l’histoire arrive à se passer du langage pour toute sorte de
phénomènes – la naissance, l’amour, la mort, ou les maladies, la faim et
la misère, etc. – et le langage à son tour ne se confond pas avec
l’acte qu’il contribue à préparer, à déclencher ou à accomplir. Dans les
pages suivantes, les noms de Luigi Firpo et Franco Venturi sont
invoqués de manière à rendre compte de l’essor très favorable de la
nouvelle histoire des idées politiques en Italie. Le sort de la France a
été en revanche moins heureux, l’histoire des idées politiques ayant
échoué à obtenir une reconnaissance institutionnelle et à trouver une
place à part entière dans l’université et dans la recherche. L’école des
Annales a joué, à cet égard, un rôle négatif en privilégiant l’histoire
des mentalités. Et c’est finalement à Michel Foucault que l’histoire
des idées doit son renouvellement en France. Ce dernier a voulu réaliser
une généalogie du savoir : « une contre-histoire des sciences, en tant
qu’elles sont imbriquées dans les systèmes de pouvoir et les luttes
historiques » (p. 45). Rappelons que Foucault est avec Derrida à
l’origine du tournant linguistique qui, dans le courant des années 1980,
a eu une influence déterminante sur l’histoire et les sciences
sociales : « comment, et à quel point, la réalité politique (l’État, les
révolutions, la lutte des classes, les partis…) est-elle construite par
les conventions langagières manipulées par des acteurs capables de
réfléchir leur expérience et leur action ? » (p. 46). En France, un tel
changement est alors incarné par Jacques Guilhaumou et Pierre
Rosanvallon. Le premier contribua avec d’autres, Régine Robin notamment,
à introduire dans l’hexagone les travaux de l’école de Cambridge et
l’histoire conceptuelle à la manière de Koselleck. Le second a construit
dans les années 1970 « une œuvre abondante et polyvalente » (p. 48) qui
vise à « mettre au jour les systèmes de représentation qui commandent
la façon dont une société, dans sa pluralité, conduit et envisage ses
actions » (p. 47). En même temps, il réserve une place de choix aux
idées et pense à une histoire du politique par les idées. Le tournant
linguistique a enfin trouvé en Grande Bretagne un acteur majeur dans la
figure de l’historien Gareth Stedman Jones. La conscience cesse d’être
pour lui un miroir qui reflète la réalité, elle devient un facteur actif
qui contribue à façonner le monde : c’est la lutte qui fait les classes
plutôt que l’inverse (p. 51-52).
5 Avec
les troisième et quatrième chapitres, le discours des auteurs se
déroule sur un plan beaucoup plus large. Les limites temporelles
reculent, on évoque la sociologie de la connaissance à partir de Karl
Mannheim et l’on remonte jusqu’à Destutt de Tracy et Karl Marx pour
aborder la question de l’idéologie. Les limites spatiales englobent
désormais, avec l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord. Si le centre
de l’intérêt scientifique pourrait encore être désigné par le mot
« contexte », il ne s’agit plus cependant du contexte langagier,
intellectuel ou politique, mais du contexte « social ». C’est donc une
histoire sociale des idées politiques qui est envisagée par les auteurs,
selon qu’il s’agisse de s’en référer aux principaux théoriciens
(troisième chapitre) ou de rendre compte de l’étendue de son
retentissement (quatrième chapitre).
6 Comme
le montre le troisième chapitre, deux américains, le sociologue Charles
Camic et le politiste Neil Gross, sont dans les années 2000 les
pionniers d’une approche axée sur la dimension locale des configurations
dans lesquelles se meuvent les penseurs. Un autre élément mis en valeur
par les deux savants est l’identité qu’un auteur projette de lui-même (intellectual self concept).
Il est montré, par exemple, à l’occasion d’un encadré, comment Gross a
analysé la biographie du philosophe Richard Rorty dans un volume de près
de 400 pages sur la base d’une série de traits – l’indépendance, le
pluralisme, etc. – qui semblent traduire la volonté de sa part
d’incarner le « patriote américain de gauche» (p. 60-61). Dans un autre
paragraphe, le marxisme revu et corrigé des époux Wood est à l’honneur,
Ellen Meiksins et Neal Wood faisant preuve d’une finesse remarquable
dans leurs études sur les différents théoriciens. L’œuvre de Pierre
Bourdieu enfin est illustrée à deux reprises, respectivement dans les
troisième et quatrième chapitres (p. 66-67 et p. 79-81). Foisonnant, le
personnage déborde quelque peu des cases dans lesquelles on essaie de
l’enfermer. Le champ intellectuel correspond chez lui au contexte
proposé par l’école de Cambridge. Que son autonomie vienne à faiblir et
les enjeux qui le caractérisent sont « rattrapés par la logique d’autres
univers sociaux » (p. 67). La sociologie des idées politiques, avec
Frédérique Matonti notamment, va aussi au-delà des auteurs cardinaux
pour examiner de près, à propos de la vague structuraliste notamment, le
réseau varié des protagonistes mineurs, épigones, éditeurs,
journalistes, soit tout un système de production. La vulgarisation se
voit ici attribuer un intérêt considérable, conformément à
l’enseignement de Bourdieu.
7 Le
quatrième chapitre est centré sur l’idéologie. Après une vision
rétrospective rapide, cette notion nous est présentée chez les
historiens Georges Duby et Roger Chartier. L’étude des mentalités
s’efface au profit d’une vision plus spécifique : tandis que Duby
associe l’idéologie à l’imaginaire, Chartier essaie de remplacer
l’histoire sociale de la culture par une histoire culturelle du social,
telle que le domaine qui s’ouvre alors à la recherche est celui de la
lutte des représentations. Bourdieu et son école sont parvenus à
dépasser la référence simple à l’idéologie, en introduisant des termes
qui permettaient d’explorer d’autres territoires : lieux neutres qui
convergent sur des lieux communs, esprit du temps, doxa, etc. Une
dernière question est enfin envisagée pour clôturer ce quatrième
chapitre : comment les masses s’emparent-elles des idéologies ? Bien des
transactions peuvent se produire sur le marché des biens symboliques.
La culture des classes populaires réserve à cet égard bien des surprises
et reste un domaine encore assez peu étudié.
8 Le
cinquième chapitre concerne la réception éventuelle et souvent tortueuse
des idées par les opérateurs sur le terrain, gouvernement,
administration, personnel politique et militants. Peu de noms illustres
ici et un grand éparpillement des études. Le sens des idées est soumis à
des changements en fonction des contextes qui varient dans le temps et
dans l’espace. La transposition donne lieu à une recréation, ainsi que
le suggérait Ricoeur à propos de la traduction. Il arrive qu’une idée
s’impose parce qu’elle est utile au-delà des idéologies et des intérêts
en jeu. L’identification, l’invention même d’une figure nouvelle, ainsi
celle du « chômeur» à la fin du xixe
siècle, a pu permettre aux savants de se joindre aux politiques. Les
sciences du gouvernement mènent à une catégorisation et à une
hiérarchisation des problèmes.
9 Ce
livre est en même temps un guide et un manifeste. En montrant ce que
l’histoire des idées politiques est en train de devenir, les auteurs
veulent favoriser la propagation d’un tel changement en France. Dans un
pays si souvent fier de sa tradition et de son prestige intellectuel, il
est frappant de constater un tel déclassement international :
« plusieurs entreprises (la plupart hors de France) furent menées pour
refonder le domaine et rompre avec les traditions historiographiques
dominantes » (p. 3). En revanche, l’Italie s’est hissée à un rang
supérieur : « terre d’élection de la pensée politique », pays où
« l’histoire de cette dernière a tôt reçu ses lettres de noblesse »
(p. 41). Aussi, le but poursuivi par l’ouvrage est-il celui d’intégrer
la discipline d’une façon « pleine et entière dans les sciences
sociales» (p. 108). Voilà qui est dit.
10 D’une
certaine manière, à l’attention pour la pensée en tant que telle se
substitue l’attention pour le langage qui constitue et traverse la
pensée. Pierre Rosanvallon, par exemple, « entend écrire une histoire de
la démocratie moderne comme celle d’un sujet qui s’élabore lui-même
dans l’histoire, au travers d’expérimentations, de tâtonnements et de
conflits internes » (p. 49). Claude Lefort, à son tour, voit dans ce
régime politique l’« auto-institution du social » (ibid.). Pour
Stedman-Jones, « la reconstitution du passé passe […] par une attention
soutenue aux formes rhétoriques qui contribuèrent à le produire »
(p. 52). Il n’est pas étonnant que cette inflation langagière donne lieu
à une dissolution de l’individu. Il est à cet égard remarquable que les
encadrés explicatifs qui accompagnent les différents chapitres
concernent, à l’exception de Locke et Rorty, plusieurs auteurs
simultanément, renvoyés à tel ou tel de leurs ouvrages mais sans mention
biographique complète. Quoiqu’une génération sépare Pocock et Skinner
leurs années de naissance ne sont ainsi pas rappelées. Il en va de même
pour Bourdieu et Foucault. En revanche, Meinecke, Koselleck, Croce,
Firpo et Venturi ont droit à de telles précisions chronologiques. Dans
un livre sur la « nouvelle » histoire des idées politiques, les trois
derniers noms que nous venons de mentionner représentent, avec Gramsci,
la seule production italienne bien identifiée, comme si l’apport de
l’Italie à l’histoire des idées s’était arrêté là. Quelques lignes
supplémentaires sur les travaux respectifs de Carlo Ginzburg, Remo Bodei
ou Sergio Luzzatto n’auraient pas été malvenues.
Revue européenne des sciences sociales, 53-2 | 2015
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