1 La réputation du philosophe turinois Norberto Bobbio (1909-2004) ne cesse de grandir dans le monde. Son nom est normalement associé à la théorie du droit et à une reflexion sur la démocratie. Il fut aussi un auteur Droz (On Mosca and Pareto, 1972) et collabora à la Revue européenne des sciences sociales (par quatre articles, de 1979 à 1981). Moins connus sont ses travaux, la plupart occasionnels, sur les relations internationales, dont deux furent traduits en français dans son ouvrage de 1999 L’État et la démocratie internationale (Bruxelles, Complexe). Jean-Baptiste Le Bohec s’appuie sur l’ensemble de ces textes et en délivre une analyse systématique qui dépasse assurément les intentions de Bobbio lui-même – ce dernier n’ayant jamais visé à faire une théorie méthodique des relations internationales (voir Mario G. Losano, Norberto Bobbio. Una biografia culturale, Rome, Carocci, 2018, p. 195) –, mais dont on ne saurait sous-estimer l’intérêt.
2 Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Rennes 1 en mai 2013, Norberto Bobbio et la question internationale se compose de cinq parties. La première (« Critique du marxisme ») est centrée sur les questions que Bobbio pose au marxisme ou, pour mieux dire, à certains marxistes depuis son livre, sans doute le plus fameux, Politica e cultura
de 1955. À bien d’égards, soutient-il, le marxisme n’a pas tenu ses
promesses : cela est vrai, entre autres choses, de sa prévision d’un
dépérissement progressif de l’État, mais ça l’est aussi de sa
contribution à l’étude des relations internationales. La théorie
léniniste de l’impérialisme en fournit la preuve tant il est vrai que
les guerres ont rarement des causes économiques. Selon Bobbio, elles
relèvent principalement de la politique de puissance des États, même des
plus petits, dès qu’ils en ont l’opportunité. Cela confère à l’ordre
international le caractère d’un désordre permanent, d’une anarchie.
3 C’est
ce qu’expose la deuxième partie de l’ouvrage (« Philosophie des
relations internationales ») axée sur le long article de 1966 « Il problema della guerra e le vie della pace
» (repris en 1979 dans un recueil du même titre) et qui consacre un
chapitre au rapport ami-ennemi à partir de la correspondance entretenue
par Bobbio avec Carl Schmitt de 1948 à 1980 (publiée par Piet Tommissen
en 1995 dans la revue Diritto e Cultura). L’article de 1966
défend le principe d’un pacifisme actif – détaillé selon ses formes
instrumentale, institutionnelle et finaliste – comme moyen pour
atteindre la paix. La voie du pacifisme actif est praticable à deux
conditions. Cette deuxième partie présente la première de ces
conditions. Elle consiste en un changement des régimes des États qui
ignorent ou déprécient le pluralisme des partis et la séparation des
pouvoirs. Les États sont tous appelés à se doter d’institutions
démocratiques et représentatives : « bien que l’anarchie internationale
serve de point de départ à la théorie bobbienne des relations
internationales, cette situation n’est pas indépassable. À la différence
des réalistes, qui jugent ce système incurablement anomique, il s’agit
pour le philosophe d’y faire progresser le droit et la démocratie. »
(p. 137).
4 La
troisième partie (« Philosophie de l’histoire ») montre que l’objectif
d’une paix durable tire sa solidité, chez Bobbio, du fait qu’il va de
pair avec une philosophie de l’histoire explicite qui, comme toutes les
philosophies du même genre, comporte une idée de progrès que Bobbio,
suivant en cela l’exemple de Kant, comprend justement comme extension du
droit. Les philosophies de l’histoire s’attachent traditionnellement à
expliquer la constance du mal, à lui donner un sens et donc à légitimer
la guerre qui est la plus universelle des relations funestes entre les
peuples. La condition atomique change pourtant la donne d’après Bobbio.
En effet, « comment justifier encore une guerre à laquelle rien ne peut
succéder ?» (p. 167). « La force que les philosophies de l’histoire
exercent, et l’impasse à laquelle elles conduisent l’humanité […] sont
liées selon Bobbio à leur formidable travail de justification de la
guerre, qui s’enracine profondément dans notre psychisme collectif.
Asservis à ces croyances, nous adhérons malgré nous à ces
justifications.» (p. 179). Bobbio invite à tourner le dos à ces
philosophies et à aller plus loin. Un monde en danger requiert une
vision renouvelée des fins vers lesquelles tendrait l’histoire et il va
de soi que ces fins découlent de valeurs indémontrables par définition.
On peut néanmoins soutenir rationnellement le besoin de recourir à ces
valeurs (p. 147). La quatrième partie (« Les fins de l’histoire »)
expose alors comment Bobbio conçoit l’histoire et le
dessein auquel elle obéirait : elle est à la fois histoire de la liberté
et histoire de l’égalité. Dans cette perspective, la diffusion atteinte
par les droits de l’homme reflète le niveau du progrès social.
5 Reste
à établir quelle est la seconde condition à laquelle la voie du
pacifisme actif doit se soumettre pour être praticable, en plus de la
démocratisation des régimes autoritaires. C’est l’objet de la cinquième
et dernière partie de l’ouvrage de Le Bohec (« Le droit et la démocratie
internationale ») qui précise qu’elle réside dans l’organisation
fédérale de la collectivité internationale, « une société de sociétés »
pour le dire avec le Montesquieu du Livre IX de L’Esprit des lois :
les États, tout en demeurant indépendants, transfèrent des compétences à
des institutions communes. Bobbio renoue ici avec les pères du
fédéralisme qui lui sont chers, dont son Carlo Cattaneo. Un chapitre de cette partie traite du « Tiers » en politique, d’après un livre de Bobbio sur ce même sujet (Il Terzo assente,
1989) et défend l’idée que dans l’attente d’une pleine transformation
fédéraliste du système international, la création d’un pouvoir tiers
au-dessus des parties serait en mesure de résoudre les conflits entre
les États, ou du moins de s’y essayer. Ce Tiers existe déjà : ce sont
les Nations unies. Sa relative « absence » en souligne l’inefficacité
trop souvent constatée.
6 On
s’en tiendra pour conclure à ces quelques remarques de forme. D’assez
nombreuses coquilles émaillent le texte, sans pour autant nuire à son
intelligibilité, sauf peut-être dans deux cas : « celer » pour « sceller
» (p. 208) ou « emprunt » pour « empreint » (p. 334). Des imprécisions
sont également à signaler au début de l’ouvrage. La grève d’août 1922 ne
fut pas « la dernière réaction populaire majeure contre la politique
des fascistes au pouvoir » (p. 12) étant donné que la « marche sur
Rome », qui ouvre au fascisme les portes du pouvoir, date du mois
d’octobre de la même année. Bobbio ne suivit pas les cours de Benedetto
Croce, Piero Gobetti et Piero Calamandrei à l’université de Turin à
partir de 1927 (p. 12). Et pour cause : Croce et Gobetti (ce dernier
mort, qui plus est, en 1926) n’étaient pas des universitaires, tandis
que Calamandrei, quant à lui, enseignait à l’université de Florence.
Giovanni Carpinelli, « Jean-Baptiste LE BOHEC, Norberto Bobbio et la question internationale », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 03 octobre 2018, consulté le 03 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/ress/4149
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